En ce mois de mai 2017, Annabelle a décidé de rouvrir un petit livre écrit par Henry D. Thoreau, La Désobéissance civile. En s’appuyant sur ce texte, elle tente de réfléchir au monde d’aujourd’hui, aux sociétés qui sont les nôtres et à celles qui nous verront grandir à l’avenir. Dans cette tribune réflexive, Deuxième Page privilégie le questionnement à l’injonction. 

 

Sur ma table de chevet se trouve un petit livre a priori sans prétention. Souvent caché sous une pile de papiers et d’objets non identifiés, il continue d’exister, attendant d’être redécouvert, encore et encore. Quand enfin il refait surface, j’en observe la couverture, sobre : un paysage figé, bucolique et les lignes tortueuses d’un train qui passe. Et simplement ce titre : La Désobéissance civile.

Quand Henry D. Thoreau rédige les pages de ce petit traité, il a en tête la situation très précise des États-Unis en 1849, à la suite de la guerre de Sécession. Il y affirme son opposition à la guerre du Mexique et à l’esclavage, ainsi qu’au nouveau président qui met en œuvre ces politiques belliqueuses et injustes. Cette situation singulière est l’occasion pour l’auteur du célèbre Walden ou la Vie dans les bois (1854) – ouvrage incontournable de la littérature américaine – de réfléchir plus largement à la place des citoyen-ne-s dans une société mettant à mal leurs droits. Loin d’une dichotomie simpliste dressant vainement le peuple contre le pouvoir, Thoreau tente à travers ses lignes d’éveiller des interrogations chez ses lecteurs-rices quant à leur propre place au sein du système social auquel ils et elles participent. Il ne s’agit pas d’une injonction à l’action, mais d’un appel à l’éveil de la conscience. C’est un ouvrage dans lequel il bouscule et excite la réflexion à l’aide de ce qu’il a de plus cher : la raison.

Que doit faire un peuple si son ou sa dirigeant-e va à l’encontre des principes fondamentaux d’un État de droit ? Qu’entend-on par « devoirs » si nos droits sont bafoués ? Qu’est-ce qu’être citoyen-ne ? La place des dirigeant-e-s est-elle forcément légitime à partir du moment où le système les a placé-e-s là où ils sont ? Ledit système est-il infaillible ? Et s’il échoue, peut-on compter sur les puissant-e-s pour corriger leurs erreurs ?

Dans ce court traité, Thoreau touche donc à l’universalité de la condition humaine en société, en communauté. À l’organisation même de ces sociétés et à leur éthique. Au-delà d’un écrit qui viendrait corriger la définition du patriotisme, il apporte une réflexion globale sur notre existence, sur notre place en tant qu’individu-e. Thoreau avait accordé ses choix de vie à ses idéaux et, dans l’esprit très romantique du XIXe siècle, avait pris la décision de se retirer de la vie civile durant plusieurs mois. À travers son expérience, il crut apercevoir dans cette autarcie le visage de la liberté, celle qui se fait synonyme d’insoumission. Sa fascination et ses écrits à la gloire de la nature orientent toujours sa pensée, faisant presque de Walden la mise en pratique de ces prises de position politique dans La Désobéissance civile. Si beaucoup l’ont critiqué pour la portée misanthrope de sa démarche, quelque peu prétentieuse à leurs yeux, ils ont par là même échoué à analyser et comprendre la dimension expérimentale de son choix. Thoreau a prouvé que l’on pouvait vivre sans un sou, privilégiant la méditation intellectuelle au travail comme fin évidente de l’existence humaine. C’est extrême, mais là est le but. Il n’est donc pas un simple théoricien, mais un chercheur existentiel, un philosophe. En un sens, sa démarche nous parle encore plus dans cette ère dédiée à la vitesse et à la surcommunication, lorsque l’on a l’envie grandissante de se couper de la frénésie ambiante à laquelle nous sommes quotidiennement confronté-e-s.

Plus qu’une réaction contestataire, La Désobéissance civile met en scène un Thoreau qui touche à tous les systèmes inégalitaires qui fonctionnent sur le principe d’une hiérarchie des valeurs aux dépens des êtres qui constituent une société. En cas d’application de politiques injustes de son gouvernement, le peuple doit-il se taire, obéir sans questionner l’autorité gouvernante ? Ou doit-il utiliser sa raison et son indépendance d’esprit pour montrer son désaccord ? Quand un gouvernement ignore une partie de sa population, qui sert-il ? D’ailleurs, qu’est-ce qu’être patriote ? Est-on antipatriote dès le moment où l’on proteste contre son gouvernement ? Le patriotisme est-il l’apanage des moutons de Panurge de la République souveraine ?

En 2017, les mots de Thoreau se font pensées quasi prophétiques. Ces constats, toujours valables cent soixante-huit ans plus tard, peuvent être appliqués à des situations a priori totalement différentes et qui, pourtant, trouvent leurs racines dans la même terre fertile, celle du monde moderne né avec le XIXe siècle, le monde (ultra)capitaliste dans lequel nous vivons. Depuis Thoreau, la situation ne s’est pas améliorée, les inégalités se sont au contraire creusées. Le capitalisme est un peu comme les pesticides de Monsanto : il a créé ses propres graines, en a gavé la Terre jusqu’à ce que l’on est plus d’autre choix que d’utiliser ses produits, sous peine de voir nos récoltes mourir.

En France, on s’écharpe et se dédouble depuis le premier tour des présidentielles, tels Dr. Jekyll et M. Hyde, entre un candidat ultralibéral bien au chaud dans une bulle dorée et une candidate antieuropéenne et fasciste, patriote devant l’éternel, aussi démocrate que Satan un jour d’apocalypse. Voilà pour les grands coups de pinceau, qui appellent évidemment à plus de détails dans les formes et dans le fond. C’est finalement la manifestation habile d’une montée de la pensée radicale de droite, qui se confronte à la conséquence faite homme du système si joyeusement dénoncé, un vendeur de rêves capitalistes qui n’a pour lui que ses techniques de communication, et incarne en réalité la médiocrité toute singulière d’un adepte de la démocratie livrée par Amazon Prime. Alors que des marches citoyennes devraient avancer vers l’Élysée, on constate encore en France une sorte d’espoir irréel entièrement lié à des bulletins de vote, des votes contrôlés par la culpabilisation morale si l’on n’effectue pas son devoir citoyen, un faux sentiment de pouvoir influencer les choses, et une stratégie du choc qui n’a pour effet que de nous assommer, sans jamais parvenir à nous sortir de notre torpeur.

Des figures aussi éminentes que Martin Luther King, Nelson Mandela ou encore Tolstoï avaient compris la direction catastrophique que prenaient déjà de leur vivant nos sociétés, et anticipé ses répercussions bien avant tout le monde. Ils avaient trouvé dans le traité de Thoreau un écho à leurs principes égalitaristes, libertaires, teintés des idéaux de la résistance non violente. En relisant ce dernier aujourd’hui, il me semble qu’il me – et nous – parle directement, qu’il m’appelle à sortir de mon apathie. Alors, j’ai voulu prendre la plume et tenter l’impossible : explorer La Désobéissance civile pour essayer d’en sortir la substance. Partir de ce livre ancien pour parler du présent, pour en tirer des conclusions, des observations et, qui sait, peut-être même des débuts de solutions.

Au commencement, Thoreau discute l’utilité même du gouvernement et la propension du peuple à accepter n’importe quoi, du moment que la « machinerie » répond « à l’idée qu’il se fait du gouvernement ». Il atteint rapidement un triste constat : le gouvernement n’est pas le protecteur de la liberté ou le grand instituteur des populations, tout cela est entre les mains de gens qui, le plus souvent, se voient ralentis par le gouvernement dans l’optique du progrès. En 2017, les scandales politiques de celles et ceux qui agissent au sein de notre gouvernement, qui travaillent pour nous – le peuple – se multiplient. Pourtant, l’impunité de notre classe politique ne s’est jamais mieux portée. Les ami-e-s du peuple, qui nous rabâchent chaque jour qu’ils et elles nous croisent sur les marchés (j’en cherche encore un-e dans mon quartier caché-e derrière une laitue, personnellement) et savent ce que nous attendons d’eux et elles, affirment dans le même temps qu’il n’y a rien de grave à utiliser l’argent public pour financer leurs magouilles et leurs familles. À utiliser son immunité parlementaire européenne pour se soustraire à la justice. La « machinerie » évoquée par Thoreau est bien huilée, à tel point que nous n’avons aucun mal à laisser ces personnes agir en toute liberté, voire à les réélire, parce qu’au fond, que faire ? La situation a toujours été la même et nous sommes, semble-t-il, impuissant-e-s. Dans cette grande machinerie capitaliste, chacun-e de nous doit se sentir petit-e, soumis-e. Tu es responsable de la dette de l’État, toi l’infirmière, tu es responsable du chômage, toi le jeune sans-emploi avec ton BAC+5, tu dois travailler davantage, toi le paysan, sans quoi l’agriculture française court à sa perte. La rhétorique de la culpabilisation est présente absolument partout. Les oligarques ont tout intérêt à nous maintenir dans l’ignorance pour continuer leurs manipulations, à nous diviser pour aliéner les foules et les pousser à la rupture. Car, en attendant, ils et elles ont attrapé une maille de ton pull par-derrière et, alors que tu avances, te dénudent jusqu’au tombeau. Mary Wollestonecraft en parlait déjà, au sujet de la condition féminine, dans sa Défense des droits des femmes : « Il est vrai qu’ils prétendent les tenir seulement dans l’ordre et à leur place, mais fortifiez l’âme des femmes en l’agrandissant et vous verrez bientôt finir cette obéissance aveugle. Comme c’est ce qu’il faut au pouvoir arbitraire, les tyrans et les libertins n’ont pas tort de tâcher de retenir les femmes dans les ténèbres ; les premiers n’ont besoin que d’esclaves et les autres de joujoux. » Aujourd’hui, nous sommes conscient-e-s de l’intersectionnalité des luttes. Et le système d’oppression décrit par la mère du féminisme anglais est celui du patriarcat, dont le prolongement est le capitalisme. Pourtant, il y en a encore pour ignorer ces constats, ces réalités auxquelles nous nous confrontons chaque jour.

Dans son texte, Thoreau se détache cependant de ce qui pourrait être vu comme une pensée simplement anarchiste, en demandant « un meilleur gouvernement » plutôt que pas de gouvernement du tout. Cela étant dit, les contours de ce meilleur ne sont pas vraiment dessinés par l’auteur, qui dresse un portrait de l’oppression comme concept universel, mais aussi de la résistance qui s’y oppose. Il fournit des clés pour se révolter. Et se révolter, c’est un bon début pour sortir de ce sentiment d’impuissance qui t’habite, oui, toi là, qui me lit. Pour avoir quelques pistes de solutions claires, on pourrait aller chercher du côté de Percy Shelley et de sa Déclaration des droits. Trente-et-un articles au total, mais je n’en citerai que cinq ici, lesquels me semblent directement compléter la pensée de Thoreau au sujet d’un meilleur gouvernement :

1

Le gouvernement n’a pas de droits ; il est une délégation de plusieurs individus dont le but est d’assurer les droits de ces derniers. Il n’est donc juste que quand il existe par leur consentement, il n’est utile que tant qu’il agit pour leur bien-être.

2

Si ces individus pensent que la forme de gouvernement qu’eux ou leurs ancêtres ont instituée est mal adaptée à la réalisation de leur bonheur, ils ont le droit d’en changer.

4

Étant donné que l’origine du gouvernement est ou devrait être fondée sur le bien-être des gouvernés, aucun homme ne peut exercer une autorité qui n’émane pas expressément de leur volonté.

8

(spéciale dédicace à Manuel Valls)

Nous pourrions considérer comme une preuve évidente de la vacuité d’une proposition, quelle qu’elle soit, le fait qu’il soit nécessaire d’exercer un pouvoir pour la faire appliquer et que la raison ne soit pas suffisante pour persuader de son bien-fondé. Le gouvernement ne doit jamais utiliser de subterfuges tant qu’il peut s’appuyer sur la raison.

19

L’homme n’a pas le droit de tuer son prochain, aucun uniforme ne saurait constituer une excuse. Il ne fait qu’ajouter l’infamie de la servilité au crime qu’est l’assassinat.

Et je conclurai par cette phrase de l’article 27 : « Les titres sont des oripeaux, le pouvoir corrompt, la gloire est une bulle de savon et la fortune excessive, une critique de celui qui la possède. »

Plutôt qu’un traité, il s’agit donc davantage d’un manuel de désobéissance civile inachevé, une sorte de « Désobéissance civile pour les nuls » :

La loi n’a jamais rendu les hommes un brin plus justes, et par l’effet du respect qu’ils lui témoignent, les gens les mieux intentionnés se font chaque jour les commis de l’injustice.

La loi engendre-t-elle ses propres délinquant-e-s ? La loi souveraine est-elle responsable d’un lissage de la pensée et d’une restriction de nos libertés ? Thoreau ne répond qu’en surface, mais l’un de ses constats les plus intéressants est celui qui expose la loi comme génératrice de sujets dociles. Et ce aux dépens des hommes et des femmes en tant qu’individu-e-s libres et égaux-les. Elle favorise à ses yeux l’obéissance idiote, militariste, aux mains du pouvoir, et donne une idée de ce que les gouvernements attendent d’un-e « bon-ne citoyen-ne » : « La masse des hommes sert ainsi l’État, non point en humains, mais en machines avec leur corps. » Dans cette logique, celui ou celle qui s’oppose à cette obéissance aveugle est alors ennemi-e de l’État, et donc de son pays. C’est une rhétorique qu’il n’est pas rare de retrouver aux États-Unis, surtout chez les conservateurs, mais aussi de plus en plus en France, chez la droite et l’extrême droite. La liberté n’est pas soluble dans la loi.

Déjà, au XIXe siècle, Thoreau faisait le constat d’un fossé perceptif dans l’opinion, entre l’inconnu-e qui agit pour la société et l’homme politique. L’inconnu-e, qui dédie sa vie à ses semblables, dans l’anonymat, est méprisé-e, alors que le politique, « celui qui ne leur voue qu’une parcelle de lui-même, est salué des titres de bienfaiteur et philanthrope ». Il y avait dès lors la remise en question de la légitimité d’une élite gouvernante : « Nous sommes accoutumés de dire que la masse des hommes n’est pas prête ; mais le progrès est lent, parce que l’élite n’est, matériellement, ni plus avisée ni meilleure que la masse. » Car les hommes d’État, les législateurs, sont coupés du monde, « enfermés dans leurs institutions. […] Ils parlent de changer la société, mais ils n’ont point de refuge hors d’elle ».

Pour Thoreau, il est essentiel de joindre à son discours et ses idéaux une action. Il critique sévèrement les personnes qui s’opposent à une injustice – il prend l’exemple de l’esclavage et de la guerre –, sans jamais lever le petit doigt (t’entends, Internet ?) :

On attend, avec bienveillance, que d’autres remédient au mal, afin de n’avoir plus à le déplorer. […] Même voter pour ce qui est juste, ce n’est rien faire pour la justice. Cela revient à exprimer mollement votre désir qu’elle l’emporte.

À l’heure des désillusions politiques, où des générations se détachent de l’acte même de voter, les mots de Thoreau font mouche. Surtout quand, dans le discours public, on vise essentiellement à culpabiliser les non votant-e-s (citoyen-ne, choisis donc entre la peste et le choléra, entre un Babybel et un Kiri, entre l’intégrale de Glee et celle de Once Upon A Time). Nous sommes pris-es dans un piège confortable qui se resserre doucement autour de nos chevilles depuis trente ans. Et, que l’on ne s’y trompe pas, celui-ci n’a pas pour effet de nous mettre en mouvement, mais nous tient bel et bien cloué-e-s au sol.

Ce constat, assez pessimiste en somme, d’une action par dépit, d’une conviction forcée et occasionnelle, nous interroge sur l’état de notre système démocratique en 2017. « Il est applaudi le soldat qui refuse de servir dans une guerre injuste, par ceux-là mêmes qui ne refusent pas de servir le gouvernement injuste qui fait la guerre. » Car voilà le problème : à quoi rime l’engagement citoyen, l’obéissance aux lois, etc., si le gouvernement et les lois sont en réalité injustes ? Si ces lois limitent nos libertés ? Toute forme de participation à ce système serait alors une forme de connivence, et toute protestation permise par ce système ne serait qu’un coup d’épée dans l’eau. Le fait d’attendre un mouvement majoritaire pour contester l’injustice semble une imbécillité pour Thoreau, comme la pensée d’une autorégulation. Les gens « croient que s’ils résistaient, le remède serait pire que le mal ; mais si le remède se révèle pire que le mal, c’est bien la faute du gouvernement ». Il paraît incompréhensible pour lui que le gouvernement n’appelle pas ses citoyen-ne-s « à rester en alerte pour lui signaler ses erreurs et améliorer ses propres décisions ». Ainsi, lutter et rendre plus transparent un système très opaque qui, à n’en pas douter, profite du moindre coin d’ombre pour faire son pain sur le dos des citoyen-ne-s finit par signifier briser les lois, comme pour les lanceurs-ses d’alerte à notre époque.

Si l’injustice du gouvernement, d’un système entier a pour conséquence de faire de chacun-e de nous « l’instrument de l’injustice de notre prochain », alors, nous dit Thoreau, « enfreignez la loi », stoppez la machine, mettez-lui des bâtons dans les roues. De son postulat est né un regard neuf sur la société, et son discours sur le système carcéral fait écho à celui des abolitionnistes modernes, telle Angela Davis qui a passé sa vie à dénoncer le système américain (qu’elle estime être la prolongation moderne de l’esclavage). « Sous un gouvernement qui emprisonne quiconque injustement, la véritable place d’un homme juste est aussi en prison », explique Thoreau. Comme cette phrase résonne dans une France qui ignore son racisme systémique, ses violences policières, et abandonne ses enfants aux bordures de ses grandes villes.

Arrivé-e ici, tu as certainement envie de tout casser ou de plonger dans un long sommeil sans rêves. Mais là encore, Thoreau réfléchit à la signification d’une révolution pacifique « dans la mesure où pareille chose soit possible », et dans quelles actions de contestation peut s’incarner cette lutte (dans son cas, il arrêtera momentanément de payer ses impôts). Tel Walter Benjamin après lui, il questionne le sens que l’on donne au mot « violence » : « N’y a-t-il pas effusion de sang quand la conscience est blessée ? Par une telle blessure s’écoulent la dignité et l’immoralité véritables de la personne humaine qui meurt, vidée de son sang pour l’éternité. Je vois ce sang-là couler aujourd’hui. » Ce que les systèmes injustes font aux peuples est pareil à une hémorragie interne.

Refuser d’obéir, c’est se révolter. C’est faire la révolution, et cela peut prendre une quantité infinitésimale de formes. Ce que l’on doit comprendre, alors que nous sommes aux portes d’une catastrophe électorale, c’est que le pouvoir est entre nos mains, et non entre celles de quelques nanti-e-s. Et à la crainte de subir les conséquences de cette désobéissance, Thoreau préconise le retour à une vie plus simple (celle qu’il développe dans Walden). On trouve là une vision très romantique où l’individu-e doit se retrouver, apprendre à ne dépendre que de lui-même ou d’elle-même, s’affirmer. Car le premier pas pour exister en communauté, pour se respecter les un-e-s les autres, est de savoir qui l’on est au sein de cette dernière. Il répond à la déshumanisation des institutions par l’affirmation de ce que nous sommes, dans toute notre complexité. Que l’on peut bien enfermer des êtres en prison sans tuer leurs idéaux, et que la prison matérielle n’est que broutille pour celui ou celle qui s’est libéré-e de celle de sa pensée. L’État nous brise physiquement, il écrase l’esprit, il répond en définitive à la loi du plus fort. Mais des femmes et des hommes éveillé-e-s dont l’intellect est détaché de ce système avilissant − si tant est qu’ils et elles se réunissent − font pencher la balance.

Quelles sont les conséquences de notre obéissance ? De quoi a-t-on vraiment peur ? « Une minorité ne peut rien tant qu’elle se conforme à la majorité ; ce n’est même pas alors une minorité. Mais elle est irrésistible lorsqu’elle fait obstruction de tout son poids », me répond Thoreau.

Alors, toi lectrice, toi lecteur, il ne me reste qu’à conclure cette tribune par une chose que je me répète chaque jour. Le changement pour le peuple n’est peut-être plus seulement dans les urnes, plus aujourd’hui en tout cas. Mais la mise en marche du changement s’est-elle vraiment un jour limitée aux urnes ? La réponse à cette situation n’est pas dans les paroles fascistes du FN non plus, ni dans son programme (et pour creuser le dilemme qui se présente à nous et réfléchir sur une base argumentative, je t’invite à lire ce texte de Pierre Tevanian sur la nécessité de voter au second tour malgré nous-mêmes, malgré nos idéaux ; à l’arrivée, le choix t’appartiendra toujours). Il nous faut sortir de l’apathie. Ton vote, si tu le donnes, sera celui de la contestation, et il compte aujourd’hui. Et la contestation qui en découlera devra être encore plus importante. Le contentement général ne doit pas suivre.

Ce bouleversement que tu attends, que j’attends, viendra de nos démarches citoyennes, de notre implication collective, des luttes intersectionnelles, écologiques, de notre force consacrée à la chute de ses murs, que l’on fait tomber en mettant un pied hors des lignes que l’on a tracées pour nous. C’est cette France qui fait si peur à nos politiques, tous bords confondus. Celle qui sent en elle le début d’une révolution, qui ne se soumettra plus aux règles contestataires molles qui lui sont imposées par le pouvoir. La révolution peut être aussi simple qu’un maigre geste de désobéissance, et parfois s’incarner dans l’immense manifestation de notre multitude. Une multitude qui se meut, poussée par l’amour tel le fuel de l’action directe, comme le sage Martin Luther King le concevait. Car la force est en chacun-e. Éternelle. Et le bouleversement aura autant de visages que celles et ceux qui peuplent nos rangs.

 


Image de une : Lost In A Story. © Budi Kwan