Le paysage des séries s’est fortement renouvelé ces derniers temps. Les antihéros et surtout les antihéroïnes sont de plus en plus présent-e-s et indispensables dans les récits qui nous sont proposés. Et si ces personnages pouvaient nous aider à faire le chemin vers l’acceptation de soi tout en questionnant la norme ?
Il est fini le temps des héros et héroïnes glamour qui servaient de modèles à toute une génération d’ados. Idéalisé-e-s, souvent irréprochables, ils et elles incarnaient des figures que l’on admirait sans pour autant pouvoir prétendre à une identification authentique et totale.
Certain-e-s d’entre nous ont grandi avec Buffy contre les vampires, série qui a usé des codes du féminisme sur le petit écran, mais dont l’héroïne était, pour le bien des audiences, une très jolie blonde futée et sexy qui savait se battre. Une version du féminisme à la fois pertinente et inoffensive. Depuis Buffy, un long chemin a été parcouru. Elle fait indéniablement partie des précurseures en matière d’antihéroïnes, tout comme Xena, la géniale princesse guerrière incarnée par la non moins géniale Lucy Lawless.
Pour autant, héros et héroïnes étaient encore souvent synonymes d’irréprochabilité morale. Confronté-e-s à des choix difficiles, ces personnages qui œuvraient pour le bien ne pouvaient se détacher du droit chemin. À cette boussole morale se rattachait une sorte d’idéalisation sociale. Ces protagonistes tant aimé-e-s représentaient généralement un modèle, voire, selon l’expression anglophone, un role model. Si leur présence sur le petit écran a, pour beaucoup d’entre nous, été salvatrice, elle a pourtant aussi mis de côté une grande partie de son public. La norme était de mise, les clichés allaient bon train, et leur déconstruction est, avec l’évolution de la société, finalement devenue une nécessité.
Quand avoir la lose devient tendance
Les antihéros et antihéroïnes ne sont pas un phénomène nouveau. Ils et elles existent depuis longtemps, des premières séries à leurs origines littéraires plus anciennes. On en trouve les premières traces dans la mythologie (comme Dolon dans la mythologie grecque), et on a pu les voir se multiplier jusqu’à se propager abondamment au cours du XIXe siècle dans la littérature classique. Dans la pop culture, et quel que soit le médium, on les trouvait auparavant plutôt au second plan, comme figures de soutien pour nos héros et héroïnes plus consensuel-le-s.
Mais, désormais, de plus en plus de séries les mettent au premier plan. Le fait que ces personnages soient imparfaits les rend attachants et permet aux spectatrices et spectateurs de s’identifier plus facilement à eux. Les épreuves qu’ils traversent trouvent alors davantage de résonance dans notre quotidien et ce que nous devons, nous aussi, parfois endurer.
Ces derniers temps, ce type de séries, comme Stranger Things, Orange Is the New Black, The OA ou encore 13 Reasons Why (toutes produites et diffusées par Netflix), a plutôt bien fonctionné. Leurs héros et héroïnes − qui n’ont plus grand-chose d’héroïque au sens premier du terme − sont anticonformistes, étranges et bousculent les codes des séries télévisuelles.
Avec un peu de recul, il est facile de se rendre compte du tournant qu’ont pris les différentes histoires qui nous sont proposées. On substitue à la belle blonde badass (Buffy) une belle blonde paria du monde et incomprise (Prairie), on remplace une belle brune guerrière (Xena) par une jolie brune au passé douloureux, victime de violences et jouant les vigilante (Jessica Jones), et ainsi de suite. Le fond a changé, mais la forme, elle, a du mal a s’extirper des carcans hétéronormés.
Des séries clés qui changent la donne
On pourrait, pour tenter de joindre l’exemple au constat, se pencher sur les quelques séries récentes et importantes citées plus haut. Seulement quatre pour ne pas faire dans l’exhaustivité, mais la liste pourrait être bien plus longue.
Dans le cas de Stranger Things, Mike et ses amis sont guidés par une mystérieuse et quasi mutique jeune fille (Eleven, jouée par Millie Bobby Brown) pour retrouver Will, disparu dans des conditions mystérieuses. Ces jeunes garçons n’ont rien des héros habituels, ce sont des enfants ordinaires plongés dans une quête extraordinaire. Eleven est aussi une enfant. Elle incarne une figure victimaire qui, peu à peu, parvient à se sortir de ce qu’on lui a fait subir jusqu’à devenir une personne à part entière : différente, unique et résiliente. Elle a à la fois de la persona de la sauveuse innocente et celle de la possible vengeresse détachée du monde social.
Orange Is the New Black nous raconte le quotidien de personnages hauts en couleur et d’une (anti)héroïne assez agaçante, Piper Chapman, incarcérée pour avoir transporté de l’argent issu d’un trafic de drogues dix ans plus tôt. Elle qui avait une vie « normale » va devoir s’adapter et trouver sa place dans un milieu carcéral plus que difficile. Finalement, ce qui fait de OITNB une série singulière est que son personnage principal ne l’est en fin de compte pas tant que ça. Piper incarne une antihéroine parmi tant d’autres et vient se mêler à la multitude de la population carcérale féminine. Elles sont toutes des antihéroïnes, complexes et attachantes. Piper passe peu à peu au second plan, comme pour effacer progressivement la figure archaïque qu’elle incarne, cette jeune femme blanche, blonde et issue d’une bonne famille, dont la télévision ne nous a que trop parlé. À sa place, on voit naître les personnages, plus rares dans le paysage popculturel, de Sophia, Suzanne, Red ou encore Poussey.
Encore plus récente, The OA. Au-delà des thématiques mystiques et existentielles soulevées par la série, elle met en scène Prairie, une jeune femme mystérieuse, devenue aveugle lorsqu’elle était enfant. Adoptée, elle est longtemps traitée pour des problèmes psychiatriques de l’ordre de la schizophrénie. Après avoir disparue plusieurs années, elle réapparaît et retrouve sa famille adoptive, mais elle a aussi entre temps retrouvé la vue. Quand elle tente d’expliquer ce qui lui est arrivé, tout le monde la pense folle. Pourtant, elle réussit à entraîner avec elle un groupe de cinq personnes : une professeure de lycée à tendance dépressive, un ado un peu perdu, un jeune homme à la famille dysfonctionnelle, un adolescent transgenre et un délinquant. Tou-te-s sont stigmatisé-e-s au lycée ou ont des parcours atypiques. Grâce aux qualités de Prairie, habile conteuse, le groupe ne remet pas en question son récit fantastique et la suivra jusqu’au bout. L’histoire ne dit pas encore s’il a eu raison ou non…
Quant à 13 Reasons Why, dernier bijou clivant en date, c’est un ovni dans le paysage des séries. Adaptée du roman 13 Raisons de Jay Asher, elle raconte la quête de vérité de Clay pour comprendre les raisons du suicide de son amie Hannah, dont il était éperdument amoureux. Son testament : 13 K7 audio qui expliquent son histoire et pourquoi elle en est arrivée à cette extrémité. La série traite de harcèlement scolaire, de harcèlement genré, de dépression et d’exclusion, mais aussi de la situation très préoccupante de certaines écoles américaines, sujet qui traverse nombre de productions télévisées aujourd’hui (comme The OA).
Ces exemples, choisis parmi tant d’autres, tendent à nous démontrer qu’il y a un basculement dans l’écriture des personnages centraux. Leurs personnalités sont plus riches et plus ambivalentes. Ils ne sont plus les persona idéalisées, mais nous ressemblent ou nous interpellent. Loin d’être exemptes de défauts, ces séries ont néanmoins le mérite d’inviter à la discussion, et de déplacer le sens que l’on donne à l’héroïsme, de la cape du super-héros à la résilience humaine.
« Porté aux nues par des networks comme HBO, FX ou AMC, l’antihéroïsme a connu sa grande époque avec Les Soprano et fait toujours recette. Au point qu’on a du mal à imaginer une série culte et couverte d’Emmy Awards qui serait dépourvue d’un protagoniste principal répondant à ses critères », explique Jonathan Blanchet. Pour aller plus loin, on peut dire que la figure antihéroïque traverse les séries, elle est aujourd’hui devenue quasiment incontournable, même dans une série aussi kitsch que Once Upon A Time. Loin d’être un gage de qualité, cela permet surtout une diversité dans les récits, laissant aux spectateurs-trices un plus large choix.
Finalement, ce qui fait de ces personnages de nouveaux modèles, c’est qu’ils sont libres de dire et de faire ce qu’ils veulent parce qu’ils ne sont pas pris au piège des conventions sociales, ou du moins tentent de s’en extraire. Dans un monde où la norme devient un concept ambivalent (la beauté, le genre, l’orientation sexuelle…), ce qui est conventionnel ou non, acceptable ou non, perd de sa force au détriment de la liberté d’être soi et de la recherche de son identité. Nous sommes de plus en plus qui nous voulons être, et non plus ce que nos parents ou la société veulent que nous soyons.
Les fictions, miroirs de notre société
Les fictions renvoient aux drames qui se jouent et se déjouent dans la société. Pour que leurs morales soient perçues par les spectateurs et spectatrices, elles doivent être au plus près de ce que nous sommes. La société se complexifie, les gens aussi, mais les psychologues ont balisé le chemin depuis le siècle dernier, notamment grâce à la médiatisation de leurs travaux : Sigmund Freud, qu’on ne présente plus, mais aussi plus récemment Françoise Dolto, psychanalyse des enfants, Christophe André sur la confiance en soi, ou encore Boris Cyrulnik pour son travail sur la résilience. Ce regard plus expert a permis la complexification des personnages que l’on retrouve dans la pop culture. Comment en effet parler des problèmes de la société, des enjeux spécifiques à la jeunesse sans ces personnages qui nous ressemblent ?
Mais surtout, le changement qui a lieu dans les équipes de scénaristes, lent mais existant, appelant à la diversité et à la pluralité des voix, a donné l’opportunité de peindre des portraits différents, plus authentiques, multiples. Les auteurs et autrices profitent alors du succès des séries pour faire passer auprès du grand public des messages qui leur tiennent à cœur. Il semble donc que les fictions aient intégré ces notions, et plus particulièrement les séries, afin d’être au plus près de la vie et du ressenti des spectateurs-rices.
Faire de ses faiblesses une force pour s’accepter
Ces personnages ont tous quelque chose en commun : ils ont réussi à transformer leurs faiblesses (ou considérées comme telles) en force. Ils dépassent ainsi leurs limites, traversent des épreuves pour réussir là où n’importe qui aurait échoué. Ils sont là où on ne les attend pas.
Il est donc bel et bien fini le temps où les héros et les héroïnes nous faisaient rêver par leurs caractéristiques exceptionnelles, leurs personnalités, qui nous donnaient envie d’être comme eux. Aujourd’hui, ils sont, au pire, ce que l’on ne voudrait pas être (les héros négatifs comme Dexter Morgan ou Walter White), au mieux, nos petites sœurs ou petits frères, nos meilleur-e-s ami-e-s, nos copines et nos copains de classe, nos collègues… ou nous-mêmes.
L’identification à ces personnages, leur parcours, leurs défauts et qualités, leur capacité à relever des défis permet peut-être de nous aider nous-mêmes. Car au-delà des récits extraordinaires de ces séries, s’ils y arrivent, pourquoi pas nous ? « L‘antihéros a ce caractère fascinant qu’il est un personnage révolutionnaire, pourvoyeur de changement car sa présence introduit du désordre là où le héros est animé par le maintien d’un équilibre. L’antihéros est également un objet narratif essentiel et quasiment inusable en ce qu’il porte en lui “un conflit irrésolu” », explique Pierre Sérisier dans le blog Le Monde des séries.
Car nous devons traiter avec nos propres démons, tout en traversant des épreuves qui, si elles sont plus terre-à-terre, demandent tout de même un certain nombre de ressources. Mais finalement, ne serions-nous pas toutes et tous les antihéros et les antihéroïnes de nos propres existences ?