Cette nouvelle rubrique de Deuxième Page est dédiée à Dame Maggie Smith, actrice indétrônable dans le cœur de la rédac chef, qui a décidé de lui rendre hommage en chroniquant l’ensemble de sa filmographie. Et elle commence avec Mort sur le Nil, un film datant de 1978 et adapté du roman éponyme d’Agatha Christie.
Peu nombreuses sont les personnes qui, dans ma courte vie, ont autant touché mon existence que Dame Maggie Smith la merveilleuse. L’actrice britannique, surtout connue pour le rôle de Minerva McGonagall dans la saga Harry Potter sur grand écran, a une longue carrière. Icône du cinéma anglais, mais aussi de mon adolescence, j’ai décidé de revoir toute sa filmographie (seulement les œuvres qui concernent le septième art), soit 61 longs-métrages au total. Je ne pourrais imaginer une meilleure manière de passer mon temps libre, si ce n’est avoir une maison en bois dans la forêt et élever des chèvres dans le plus simple appareil, à l’abri des potentielles nouvelles modes, comme celle des combishorts.
Ces Dame Maggie Smith Chronicles (ça sonnait honnêtement mieux que Maggiethon) seront une manière de voyager à travers les années, sans même l’aide d’un retourneur de temps. Il y a quelque chose de si singulier dans le jeu de Maggie Smith, d’éminemment british, mais aussi d’élégant et d’incroyablement drôle. Ce que son visage peut exprimer sans un mot m’a poussée à repasser toutes ses scènes dans Downton Abbey, une série où tous les problèmes peuvent se résoudre autour d’un thé, lequel est inévitablement accompagné de grincements de dents derrière des sourires feints. Aussi, un bon galop sur les terres de votre résidence secondaire peut aider.
Tu l’auras compris, ici point d’objectivité, peu d’intérêt pour les autres actrices et acteurs, voire même le scénario dans certains cas. Puisqu’il faut être honnête, Dame Maggie Smith, vous avez aussi tourné dans énormément de navets, ou des productions dont la qualité sera soumise à la subjectivité de chacun-e. Pour cette première critique énamourée, j’ai décidé de prendre Mort sur le Nil, un film qui a l’âge de notre nouveau président, un âge qui correspond à la durée des noces de crêpe pour les adeptes de l’union matrimoniale (une manière très indirecte de nous rappeler que toute évocation à la nourriture est bonne à prendre).
On ne compte plus le nombre d’adaptations des œuvres d’Agatha Christie. La romancière anglaise est à elle seule une institution que cent révolutions ne pourraient renverser, apparaissant même dans Doctor Who et distillant ses influences dans toutes les histoires flirtant avec le thriller et l’enquête policière. Un film réunissant ce que je considère comme deux des plus grands talents de la culture anglaise se fait rapidement synonyme de plaisir coupable, où toute objectivité est immédiatement expulsée. Agatha Christie et Dame Maggie Smith ont pour moi une capacité incroyable à l’emphase. L’une en l’écrivant, l’autre en la jouant. Si le monde était bien fait, il serait possible de voyager dans un univers parallèle afin de prendre le thé avec ces deux grandes dames (et de demander à Mrs Christie où elle est allée durant sa disparition inexpliquée).
Sortie en 1978, cette adaptation du célèbre roman est réalisée par John Guillermin (King Kong, La Tour infernale). Avec son casting 5 étoiles et son budget confortable, Mort sur le Nil est un whodunnit plutôt réussi, s’inscrivant dans la tradition du genre avec malice et intelligence. Replonger dans les années 1970, c’est revenir à une époque où il n’y avait pas six minutes de logos avant de voir le film, mais aussi à un temps où l’on n’hésitait pas à étaler une idéologie pro-coloniale en sous-texte d’un long-métrage, principalement via le personnage très caricatural de Mr Sharburi, le manager du Karnac (le bateau de croisière), et le comportement méprisant des protagonistes blancs et riches à son égard. Le racisme, la xénophobie et l’antisémitisme sont en effet autant de choses que l’on peut trouver dans certaines des œuvres de Madame Christie ou d’autres auteurs-rices de l’époque, comme Rudyard Kipling, à qui l’on doit Le Livre de la jungle. Au XXIe siècle, il est impossible de parler de leur travail sans mentionner ce qu’il peut avoir de problématique. Et le long-métrage de Guillermin nous rappelle que le cinéma a lui aussi une longue histoire de racisme ordinaire, ici caché derrière les paillettes d’un casting aux petits oignons.
Le perfectionnisme du réalisateur est une véritable qualité, puisque à force de gros plans et de regards calculés, il ne nous laisse pas une seconde la possibilité de sortir de l’histoire. On soupçonne tout le monde, immédiatement, et les personnalités se dessinent aussi bien que les liens entre les personnages. Hercule Poirot, le détective belge à l’accent marqué dont la notoriété ne peut être ombragée que par la fabuleuse Miss Marple, va mener son enquête en Égypte, alors qu’un groupe de personnes aisées y chillent pour les vacances. Les intrigues de Christie sont bien écrites et pensées, faites d’interrogations et de révélations mieux ficelées que le parcours d’un point à point, et sont allées jusqu’à pousser une équipe de mathématicien-ne-s à créer une formule pour trouver le tueur ou la tueuse de ses histoires !
Pour faire court, alors que le joyeux groupe embarque sur le Nil pour une croisière qui s’avérera mortelle (tout est dans le titre), Hercule Poirot (Peter Ustinov) et le colonel John Race (David Niven) mènent l’enquête à la suite du meurtre de la très riche Linnet Ridgeway (Lois Chiles). On le sait dès le début, Linnet a des ennemi-e-s : héritière fortunée dont l’argent est convoité par son oncle, elle a fini par se marier avec Simon, l’amant de sa meilleure amie, Jacqueline de Bellefort (Mia Farrow). Du drama niveau « Anges de la téléréalité », rien de moins (je fais ce que je peux pour m’adresser à la jeunesse, ne me jette pas de pierres) !
Mais entrons dans les détails. Alors que Linnet et son nouveau mari sont en lune de miel en Égypte, il semble que leur pourfendeuse ait décidé de gâcher leurs vacances. Stalké-e-s par Jacqueline, il et elle ne peuvent passer une minute ensemble (à galoper en bas des pyramides, parce que nous n’avons pas tou-te-s les mêmes priorités dans la vie). Dur d’être riches, beau et belle, et vaillant-e sur un fier destrier. Je vais maintenant faire une ellipse dans ma critique puisque ce qui nous intéresse vraiment, c’est bien entendu la croisière sur le Nil, même si je me dois de mentionner une Maggie Smith sur un âne au galop (presque) sur la terre ferme. Tous les personnages sont réunis en Égypte, liés par leur relation à Linnet, et ils lui reprochent plus ou moins tous quelque chose. Y compris la merveilleuse Angela Lansbury, qui incarne ici une autrice extravagante et merveilleusement avinée, qui n’a de cesse d’appeler Mr Poirot, Mr Porridge. Il ne m’en faut pas beaucoup plus pour me faire rire. L’âne et le porridge, mon credo existentiel.
Une fois la croisière commencée, les personnages sont tous réunis, et des liens commencent à se tisser aux yeux des spectateurs-rices. Mais l’ambiance se désagrège quand, lors de la visite d’un temple, une grosse pierre manque de peu de tuer le couple à peine marié. Tout le monde soupçonne Jacqueline, puisque jalouse, mais cela serait un peu simple. C’est le scandale à bord, alerte info sur BFMTV et tout le reste.
Puis, scandale bis, quand une dispute éclate entre Jacqueline et son ex-compagnon une fois de retour sur le bateau. Ivre, elle finit par lui tirer dans la jambe et jeter l’arme au sol. En panique, elle est amenée auprès de Miss Bowers (c’est donc là qu’intervient Maggie Smith) par les deux autres personnages présents lors de l’incident. Une fois le médecin réveillé, ce dernier vient alors s’occuper de Simon, après l’avoir conduit à sa cabine. Dans la nuit, un autre coup de feu se fait entendre, mais personne ne le remarque, et au matin, quand tout le monde se réveille, on constate le décès de Linnet. En bref : retournement de situation, le suspense est intenable.
L’enquête bat son plein. Les suspect-e-s sont habilement tou-te-s réuni-e-s, et dans l’incapacité de se soustraire à la suspicion du détective. Je me garderai bien de te dévoiler quoi que ce soit du dénouement, et je profite de cette tension émotionnelle qui naît en toi pour souligner le côté totalement cool et queer du personnage de Maggie Smith. Malgré un second rôle, elle brille par son flegme et son charme androgyne. Dans ce récit où la plupart des hommes sont de gros machos insupportables et où le seul docteur pratique le mépris de classe avec autant d’enthousiasme qu’un enfant équipé d’un yo-yo, sa prestation vient soulager mes pulsions misandres. Brièvement.
Le film se conclut sur une citation ultra-sexiste de Molière : « La grande ambition des femmes est d’inspirer l’amour. » Il a oublié « et de faire le ménage, la cuisine, le repassage, et d’apprendre à vivre avec la charge mentale ». Je comprends l’envie de mettre une citation dans un film, ça donne un côté un peu intellectuel, comme quand je porte mes lunettes pour regarder très concentrée une vidéo de bébés canards montant une rampe pour bébés canards, mais tout est dans le choix. On ne retiendra de ce film que les femmes qui le portent magistralement, malgré un charme abîmé par l’atmosphère archaïque qui y règne parfois. S’il est une chose qu’Agatha Christie m’a apprise, c’est qu’il ne faut jamais se fier aux apparences. Dans un film choral comme celui-ci, difficile de donner une quelconque épaisseur à des protagonistes limités à leur archétype respectif. Pourtant, dans ma tête, l’histoire de Miss Bower est extraordinaire et intrépide. À la hauteur de celle qui l’incarne, Dame Maggie Smith.