Le réalisateur iranien Jafar Panahi connaît bien Téhéran, la capitale de l’Iran. Assez bien pour se déguiser en taxi et proposer une réflexion autour de la liberté de créer. Il tente ainsi de contourner l’interdiction d’exercer son métier, imposée par le pouvoir religieux qui sévit dans le pays.
En mars 2010, le réalisateur iranien Jafar Panahi est arrêté en plein tournage et incarcéré à la prison d’Evin, qui renferme principalement des détenus politiques. Trois mois, une grève de la faim et 164 000 euros de caution plus tard, il est libéré, mais condamné à vingt ans d’interdiction de filmer, de voyager et de s’exprimer publiquement. Soutenu par la communauté artistique internationale, il tente de sortir de la dépression en continuant, malgré tout, de faire du cinéma.
Taxi Téhéran a donc émergé comme une volonté de rompre avec le confinement auquel on veut consigner le cinéaste. Jafar Panahi s’y met en scène en chauffeur de taxi. Au volant de sa voiture, il invite des ami-e-s ou des ami-e-s d’ami-e-s à incarner des passagers et passagères : un vendeur de DVD piratés, un accidenté de la route, deux vieilles dames accomplissant un rituel pour ne pas mourir, sa nièce écolière qui doit réaliser un film « diffusable », l’avocate et militante des droits humains Nasrin Sotoudeh jouant son propre rôle, un petit garçon des rues qui fouille les poubelles… Ces personnages, fictifs ou réels, viennent ponctuer ce film de 1 h 20 qui, en principe, n’aurait jamais dû exister.
Comme dans un mouchoir de poche
Taxi Téhéran touche d’abord par son côté inclusif. Grâce à la caméra camouflée dans une boîte à mouchoirs à l’intérieur de sa voiture, nous suivons le réalisateur dans son exploration urbaine et insolite. Car il est question dans ce film de ne pas pouvoir tourner, mais d’y parvenir tout de même. Comment en effet créer un récit sans excéder le périmètre de son habitacle ?
L’ancien élève d’Abbas Kiarostami a opté pour un défilé de personnages à la Fellini. L’idée est d’ouvrir l’espace réduit de l’action à une grande variété d’interventions périphériques. L’humour, la perspicacité, la tendresse pour les Iranien-ne-s, quelle que soit leur couche sociale, et l’empathie pour leur sort sont les ingrédients de ce film. Son auteur y explique le malaise qui le lie à la société iranienne.
Des dilemmes moraux omniprésents
L’un des thèmes récurrents du film est l’omniprésence des exécutions – publiques ou non – dans le quotidien des Iranien-ne-s. Il est question à plusieurs reprises de la mise à mort de deux garçons accusés de vol, qui revient dans les discussions et perturbe le roulis de l’automobile.
« Voler mérite-t-il la peine de mort ? Vais-je dénoncer celui qui m’a volé parce qu’il était dans le besoin, s’il risque d’être pendu ? » Ces interrogations morales sont de réels sujets de tourment, de révolte ou de défoulement pour les occupant-e-s du taxi. Mais cette préoccupation a une autre portée, implicite et personnelle : « Et si le régime venait encore à se durcir, est-ce que je ne risquerais pas, moi, d’être pendu-e ? »
Le fait qu’il se mette en scène en martyr n’a pas été sans exaspérer certain-e-s de ses compatriotes, à l’instar de Mehran Tamadon, réalisateur du documentaire Iranien. Il n’y aurait selon lui pas besoin de « construire une figure abstraite de soi-même, un héros romantique du 19e siècle qui ne dit rien de la complexité de l’homme ».
Un miroir de notre regard occidental
La défense de Jafar Panahi transparaît dans le film que sa nièce doit faire pour son devoir d’école, dont les règles imposées font office de contre-manifeste : les femmes doivent porter le voile, les personnages masculins positifs doivent avoir un peu de barbe, ne doivent pas porter de cravate ni avoir de nom persan, les propos contre le régime sont bien évidemment bannis…
D’autres accusent aussi le cinéaste de jouer le jeu des Occidentaux-ales, arbitres autodésignés du reste du monde, ivres de décerner le statut d’artiste à celles et ceux qui les arrangent le plus. Dès lors, Jafar Panahi apparaît presque comme un animal traqué, vision qui tend − à tort ou à raison − à diaboliser le régime.
À travers le toit ouvrant de sa voiture, le réalisateur dépose un peu de lumière sur une population iranienne sacrifiée, prise en tenaille entre le conservatisme religieux national et l’oppression économique d’un embargo américain dont on perçoit encore les marques. Au coeur de la simplicité de son concept, Taxi Téhéran renferme une complexité existentielle. Le film navigue entre réalité et humanité, entre fiction et vérité, pour finalement nous embarquer à bord de cette voiture le temps de partager un peu de nous avec ces personnages contrastés. Avec Taxi Téhéran, Jafar Panahi crée un concept filmique duplicable et intemporel au service d’existences éphémères, mais toujours essentielles.