Diffusée pour la première fois en 1990 sur la chaîne ABC, Twin Peaks se trouve à cheval sur les excentriques 80’s et les indescriptibles 90’s. Après une présentation cannoise cette année, la saison 3 est enfin diffusée sur Showtime − et quelques jours plus tard sur Canal+. L’occasion pour Deuxième Page de revenir sur le phénomène de la série de David Lynch, commentaire absurde de l’absurde réalité, aujourd’hui considérée comme un mythe cathodique.
La force de Twin Peaks, malgré son côté ultrakitsch, est de ne s’ancrer dans aucune époque, mais plutôt dans un univers policier fantasmagorique transposable. Changeons les décors, et l’univers sera toujours là. Preuve en sont les nombreuses œuvres influencées par le travail de David Lynch, comme autant de réactualisations de moins bonne qualité.
Le pitch est très simple : la jeune Laura Palmer est retrouvée morte dans la petite ville de Twin Peaks, et l’énigme de son meurtre est résolu en deux saisons. Mais au fond, peu importe le déchiffrement du mystère. Ici, c’est la route parcourue qui compte. Le voyage est composé d’une série d’intrigues qui viennent se greffer çà et là, et d’une galerie de personnages complètement ébouriffants. On peut presque parler d’un métafilm qui se déroulerait sur 29 épisodes. À une époque où les séries n’étaient pas diffusées à la Netflix, Twin Peaks offrait un format innovant, prenant son temps. Pas étonnant que vingt-cinq ans après sa sortie, David Lynch décide de revenir avec une troisième saison.
Twin Peaks : ville fantasque, presque mythologique
C’est avec un bonheur fiévreux que l’on retrouve les lettres vertes du générique, lesquelles réveillent le long de notre colonne vertébrale des frissons endormis. L’idée ici n’est pas vraiment de parler de cette saison 3, mais de revenir un peu en arrière pour comprendre comment cette série saturnienne a été élevée au statut de mythe et en quoi sa bizarrerie a fait d’elle un chef-d’œuvre intemporel.
Lynch et son compagnon d’écriture David Frost ont choisi d’enchanter une petite bourgade imaginaire de l’État de Washington avec un peu d’onirisme. Non loin de la frontière canadienne. Ils ont réussi à créer un lieu dérangé, mais surtout dérangeant, que spectatrices et spectateurs trouvent étonnamment rapidement familier.
Il y règne une atmosphère d’inquiétante étrangeté freudienne cocaïnée. L’envie de retourner en ces lieux dès qu’un épisode se termine est prégnante. Se balader dans Twin Peaks, c’est comme retrouver le coin bizarre à côté de chez nos grands-parents, dans lequel nous aimions traîner ados sans l’autorisation parentale. C’est comme accéder à une gourmandise interdite.
Dans cette ville, il y a de la brume, des petites montagnes, de l’air humide, de la mousse, des arbres, du bois. C’est un petit bout d’urbanisme coincé dans une nature légèrement hostile et dérangeante, mais néanmoins attirante.
Le bois, personnage à la matérialité brute
Le bois est d’ailleurs un élément important de la série, il incarne quelque chose. On peut même parler d’un « extra-personnage » incarné dans la matérialité la plus brute. La forêt dans laquelle les heures sombres de la ville semblent se perdre est le lieu de la découverte de corps disparus puis retrouvés. L’hôtel en bois du Grand Nord, dans lequel dort l’enquêteur principal, l’agent Cooper himself (incarné par le plus que parfait Kyle MacLachlan), impose sa présence inévitable. Dans sa chambre pleine de bois, il parle durant des heures à son assistante fantôme, Diane, au moyen de son petit microphone.
C’est dans cette chambre qu’il s’adresse au géant et reçoit des indices sur le meurtre de Laura Palmer dans ses improbables rêveries. C’est aussi dans cet hôtel que des fanfares fanfaronnent, que des miss défilent et qu’une bataille de Gettysburg, avec un général dépassé par ses troupes, a lieu. C’est au milieu de cette boiserie outrancière que la série révèle toute son étrangeté et sa singularité. Et puis il y a aussi le bois de la bûche de la femme à la bûche. La fameuse femme à la bûche. Peut-être le meilleur personnage de la série tant son invention est ingénieuse et simple. Quelle intelligence et quelle effronterie que de poser une bûche dans les bras d’une femme énigmatique. Une fois cela fait, il n’y a plus rien à installer, plus rien à construire. C’est d’une drôlerie inégalable. C’est osé.
La femme à la bûche a fini par incarner à elle seule ce qu’était Twin Peaks. Elle est le prolongement de ce bois, et non l’inverse. Ce personnage est devenu à ce point légendaire qu’aujourd’hui, sur Internet, on trouve des gens qui se photographient avec des bûches en son hommage. Elle est la déesse de cette mythologie forestière, une narratrice omnisciente au-devant de tous les autres personnages.
Une galerie de personnages invraisemblables et fabuleux
Ce florilège de personnalités outrageusement savoureuses est plus gourmand qu’un dessert chez Alain Passard. Nadine, la femme rousse éperdument amoureuse de son mari qui a toujours eu le cœur ailleurs, porte un cache-œil, possède une angularité caractéristique dans le visage, s’investit corps et âme dans la confection de tringles à rideaux silencieuses et est dotée d’une force herculéenne en costume de cheerleader.
Andy, l’un des adjoints du shérif, est un peu bêta et d’une maladresse enfantine, et pleure à chaque petite brusquerie émotionnelle. Il est très amoureux de Lucy, éternelle enfant. Aujourd’hui, l’esthétique vestimentaire et capillaire savoureusement ringarde de l’époque participe sans aucun doute à accentuer le fanatisme autour de la série, à une période où les 90’s redeviennent incontestablement à la mode.
Et que dire de Denise ? Denise (le génial David Duchovny) est une agente du FBI qui, après avoir dû se travestir dans le cadre d’une opération secrète, a réalisé qu’elle s’identifiait en tant que femme et assume totalement sa condition sans faire de compromis. Elle traîne sa crinière de lionne et ses jambes de gazelle avec une nonchalance ultra érotique. Son aura sexuelle est indéniable. Elle aime être habillée en femme, regarde avec gourmandise les autres. Notons que les questions de transidentités sont toutes récentes dans la pop culture, et qu’à l’époque, Lynch et Frost avait imaginé un personnage transcendant tous les genres et brisant le statu quo.
Dans ce trombinoscope hors du commun, il semble que chaque personnage représente une transgression. Cette folle liberté de narration est complètement jubilatoire, elle rend la création de Lynch encore plus actuelle qu’hier et contribue à en faire une œuvre pérenne, presque éternelle. N’est-ce pas la définition d’un chef-d’œuvre ? Il y a des images qui resteront à jamais gravées dans nos mémoires, comme celle de la photo de lycée de Laura Palmer. Elle a la tête légèrement penchée, pose typique des photos d’école vieillottes, et un côté juvénile laissant transparaître juste ce qu’elle peut avoir de dérangeant (qui n’est pas sans rappeler l’Angela d’American Beauty). Laura Palmer s’inscrit dans la lignée de ces jeunes lycéennes américaines mises en scène dans une société sujette au commentaire permanent. C’est cette même société américaine, qui, depuis toujours, se trouve tiraillée entre puritanisme et impudeur.
Lynch a accouché de personnages inoubliables. Mais surtout, son commentaire d’une société américaine en proie à ses démons, les mêmes depuis longtemps, est si pertinent qu’il en devient politique. À la réalité de cette société fragmentée, il ajoute une dose de magie pour la sortir de sa léthargie. Les couches de récits se juxtaposent et se mélangent, dilatant chaque pore de cette peau fatiguée qui recouvre la carcasse d’une Amérique grotesque. Elle accepte ici sa véritable identité, son absurde réalité.
Une énigme qui peut en cacher plusieurs
C’est cette imbrication de petites énigmes au cœur de la principale qui a élevé Twin Peaks au rang d’objet bizarroïde et achevé. Outre le meurtre de Laura Palmer, de petits mais non moins intéressants mystères parsèment les deux saisons, donnant un ton doucement haletant à l’ensemble. Qui est ce M. Tojamura, un intrigant millionnaire japonais à la moustache de trafiquant d’opium des années 1920 ? Et qui est vraiment Madeleine Ferguson, la cousine qui ressemble trait pour trait à Laura Palmer ?
Le meurtre de Laura Palmer a beau être résolu à la moitié de la saison 2, rien n’arrête la course effrénée de la série. Une pirouette narrative en entraîne une autre, pour finalement laisser les pauvres spectateurs et spectatrices que nous sommes transbahuté-e-s de secret en mystère, et de ténèbres en diableries. Cette étrangeté toute particulière à l’univers filmique de Lynch lui permet de mêler avec une habileté déconcertante faits, preuves et rationalisme, au surnaturel et à quelques touches hallucinatoires. Un peu comme quand l’Amérique du FBI rencontre celle de Roswell (oui, à ce moment-là, on pense à Stranger Things, à ses lettres rouges, et l’on se demande où commence l’hommage et où finit l’inspiration).
D’indice en indice, les spectateurs-trices voient se profiler la résolution d’une énigme sur un fond fantasmagorique odieusement jouissif. Et la saison 2 se clos dans un final artistique troublant et remarquable, avec pour ornements de lourds et imposants rideaux en velours cramoisi, un couloir, des espaces-temps, et un petit homme dansant à qui Laura Palmer donne rendez-vous dans vingt-cinq ans. Le mythe est né, incrusté dans nos mémoires, inoubliable.
Twin Peaks est une folie douce assumée, une drôlerie absurde, une âme cinématographique incandescente, un objet à la composition moléculaire extraterrestre sur une musique affolante. Et le tout nous est servi avec un good damn (and hot) coffee. Alors, on est en droit de se demander si la saison 3 réécrira le mythe intouchable ou si elle viendra nous plonger dans le commentaire de la société américaine actuelle. En 2017, Lynch et Frost peuvent-ils penser à plus absurde que la réalité ?