Cette semaine, les femmes de la rédaction prennent la parole à travers des tribunes en réaction aux divers témoignages de violences sexuelles. La pluralité des voix, des ressentis, est indispensable. Nina est une femme trans. Et son expérience a elle aussi été construite par la violence des hommes. Aujourd’hui, elle sacrifie une part d’intime pour laisser à chacun-e la possibilité de réfléchir.
[Attention, cette tribune contient des passages sensibles (agression sexuelle).]
Je devais avoir 5 ou 6 ans. J’étais allée passer quelques jours chez une tante. Mon cousin, lui, devait être âgé de 13 ans. Je me revois en train de nager dans la piscine en construction (un trou et une bâche), et accepter un biscuit Choco BN. Mon cousin le balance alors dans l’eau en me criant : « Va le chercher, comme un chien. » Mauvaise blague, mais c’est moi qui me fais gronder pour mes bêtises.
Ce sont les tout derniers jours, ou plutôt le dernier jour qui a été déterminant. Je me rappelle que, de la grande chambre sous les combles, je peux observer mes parents par la fenêtre. Ce jour-là, ils discutent avec ma tante, dans le jardin. Mon cousin est avec un copain à lui. Je suis alors un petit garçon gentil et inoffensif.
Je suis assise sur le lit. J’ai encore aujourd’hui l’image de ce jeu de société avec une figurine de E.T. Par terre, sur la moquette beige (de la chambre blanche), près de la porte. Les petites choses dont l’on se souvient une fois adulte… Mon cousin se plante devant moi avec son copain, puis sort son sexe encore imberbe (peut-être avait-il moins de 13 ans) et me dit : « T’aimes le jus d’orange ? Ben lèche, ça a le même goût. » Rires. Mauvaise blague. Encore. Je sais que je suis trop petite, pas moyen de m’échapper, je n’ai plus qu’à laisser passer en espérant que le plus téméraire des deux n’emporte pas la folie plus loin.
L’instant d’après, de ce qui reste dans ma mémoire, les deux diables baissent mon pantalon, me mettent à plat ventre sur le lit et simulent une sodomie.
Je ne sais plus comment je l’ai dit à mes parents, ni comment je suis sortie de là. Mais je me souviens de la pédopsychologue, des dessins, du petit cabinet aux couleurs chaudes, de prendre sur moi. Après tout, ce n’était qu’une mauvaise blague, et c’était la famille… Ça ne pouvait pas être si grave. Pas de quoi attirer l’attention, faire désordre. Ce n’était pas comme si un agresseur inconnu avait posé tout son poids sur moi. Après tout, ç’aurait pu être pire, plus grave… Je minimise.
Pourtant, ton corps t’est quand même confisqué. Parce que tu fais comme si rien de grave n’était arrivé ; et en fin de compte, tu commences à prendre l’habitude de réagir de la même façon pour tout, juste pour que l’on ne reparle pas de cette histoire.
Puis, tu passes ta vie à prendre sur toi. Si tu as de la chance, que tu as de bons parents, un entourage clément et les capacités morales de convertir tes blessures en quelque chose d’autre. En art, par exemple. Mais tu caches sans arrêt la raison pour laquelle tu n’arrives pas à te mêler à la foule, pour laquelle tu recherches toujours l’isolement, à pouvoir te réfugier dans ta bulle.
Parce que tu ne peux pas être une victime. Ce n’est pas confortable. Alors, même si tu essayes de toute ton âme de ne pas exister pour ce que tu as subi, tu n’arrives pas non plus à exister tout court, au-delà de ce souvenir, en dehors de ta capacité à te protéger. Cette zone de confort. Tu vis par la distance que tu mets entre toi et les autres. Tu as peur des hommes, du contact physique, de leur domination toujours possible sur toi. Tu as la terreur d’être touchée. Tu te contrôles. Tu as peur. Tu ne peux pas parler de toi-même comme d’une victime, demander de l’aide. Et pourtant, tu en aurais besoin.
Au départ de tout cela, bien sûr, il n’y a eu qu’une mauvaise blague. Rien d’autre. Mais le sentiment qu’elle te laisse est celui de la bêtise. Dès lors qu’il y a un effet d’entraînement, qu’il provienne de l’environnement social général ou particulier, il suffit d’une petite bêtise pour que certains hommes se révèlent prédateurs, toxiques. Si nombreux.
J’ai longtemps existé comme artiste fantaisiste parce que je ne pouvais pas vivre autrement. Dans mon identité brisée, affect et sexualité devaient rester liés à ma capacité à créer une protection et une résolution face aux maux de nos sociétés.
Être garçon est une chose qui m’a été confisquée. Sous domination. Et être artiste ne m’a pas permis d’exister pour moi-même, dans une perpétuelle fuite en avant.
Je suis femme, et les agressions qui sont les miennes sont singulières. Tout ce temps, l’image d’un homme a toujours été une violence étrangère, qui me domine, à laquelle je dois faire face. Idem pour ce qui est de son désir.
Je ne peux pas être un homme. Non. Tant pis. Et tant pis pour ce qui semble évident aux yeux des autres. Je ne le suis et ne le serai certainement jamais.
Image de une : Pool Moon. © Henn Kim