Toujours (trop) méconnu dans nos contrées, Pierre Lapointe s’invite pourtant régulièrement sur les terres européennes depuis plus de dix ans. Désormais encadré par l’illustre maison de disques Columbia, il sort son nouvel album, La Science du cœur, pour la première fois simultanément en France et au Québec.
De l’excentricité à la retenue, de la crudité à la poésie, d’un album pop psyché (l’excellent Punkt en 2013) à un autre contant les errances mélancoliques de bords de Seine (Paris tristesse, un an plus tard), Pierre Lapointe n’a jamais reculé devant le moindre défi, en privilégiant une audace devenue rare. Tel un funambule millimétrant chaque virage de sa carrière, il a surtout su créer un style inimitable, à la fois perpétuellement novateur et singulièrement populaire. Son sixième album studio, La Science du cœur, n’échappe pas à la règle et ressemble à la nouvelle pièce maîtresse d’un édifice déjà imposant de majesté.
La chanson-titre, choisie comme mystérieuse porte d’entrée, annonce d’emblée la tonalité orchestrale, dépourvue de concessions, élaborée par Pierre Lapointe et David François Moreau, compositeur et arrangeur français. Inédite, cette collaboration vient ouvrir de nouvelles perspectives dans une (recon)quête musicale, entamée avec le spectacle préliminaire Amours, délices et orgues, présenté aux FrancoFolies de Montréal en juin dernier. A cappella, simplement soutenu par le souffle du vent, Pierre Lapointe y martèle, dès les premières secondes, une prose criante de vérité, faisant écho à deux de ses titres majeurs, « Tel un seul homme » et « Nos joies répétitives ». Ici encore, la solitude, les pérégrinations quotidiennes et la comédie des apparences sociétales sont croquées en une poignée de phrases dévastatrices, construites avec une finesse et une acuité remarquables. À mesure que le texte abat ses cartes les unes derrière les autres, le piano, puis les cordes se dévoilent progressivement pour accompagner l’éloquence d’une voix vibrante avant l’envolée finale. Premier essai, premier uppercut.
Plonger dans les abîmes de l’âme humaine
Pierre Lapointe l’a dit et répété lui-même dans de multiples entrevues : La Science du cœur est un album voué à s’écouter d’une traite, dans son intégralité, sans être dérangé-e par un quelconque élément extérieur. Une petite note est d’ailleurs déposée dans le livret du disque et demande à l’auditeur-rice de respecter ce processus afin d’optimiser l’impact de l’opus. Le conseil est en tout cas très avisé, tant l’objet se révèle complexe, impeccablement structuré, capable de cannibaliser l’attention dans une ardeur de montagnes russes. Onze titres pour une prise de risques salutaire, une variation sur les mêmes thèmes, hors des sentiers battus pour l’un des artistes les plus stimulants de la scène francophone actuelle.
Amateur de pièces courtes, hyperactif désireux de tout explorer, Pierre Lapointe semble peindre à l’infini l’insondable tristesse des humain-e-s, confronté-e-s aux turpitudes de l’existence (la poignante « Qu’il est honteux d’être humain »). Dans cet album-concept, sans doute le moins accessible de sa carrière, il dissèque chaque artère d’un cœur malmené par son inévitable soumission aux sentiments humains. De la crise identitaire (« Sais-tu vraiment qui tu es » et ses références à Rainer Werner Fassbinder) aux affres de la souffrance amoureuse (« Le Retour d’un amour », « Une lettre »), sa plume livre une miraculeuse succession de mises à nu musicales où les faiblesses de l’âme sont couchées sur le papier.
De plus en plus apprécié dans l’Hexagone, l’auteur-compositeur-interprète, cette fois signé chez Columbia, pourrait en profiter pour faire connaître au plus grand nombre un travail misant autant sur le fond que sur la forme. Dès lors, la multidisciplinarité du projet (entre design, scénographie et musique) l’écarte des produits formatés d’une époque où le prêt-à-consommer l’emporte. En choisissant une évidente radicalité, un remède contre la facilité, Pierre Lapointe devient le trait d’union entre des sonorités contemporaines lorgnant vers le raffinement de Steve Reich et un héritage mélodique plus classique. Las, il prouve surtout de nouveau l’étendue illimitée de son espace créatif, à la fois intransigeant et fondamental, aussi implacable que douloureusement universel.