Rencontre avec la photographe Neige Sanchez, qui nous parle de sa série de portraits « À la surface des corps », dans laquelle elle déconstruit le genre et l’identité, et laisse les spectatrices et spectateurs face à ces questionnements.
Neige Sanchez est une photographe d’origine suisse et française, avec un parcours fait d’expériences diverses, de l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles à l’atelier genevois Actinic, tenu par Aurélien Garzarolli, où elle a expérimenté la pratique du tirage − argentique particulièrement. Les deux années passées dans ce lieu singulier ont été, selon ses mots, l’occasion « d’échanges et de savoirs, mais aussi de rencontres avec d’autres photographes, artistes, galeristes, collectionneurs et collectionneuses ». En parallèle des études qu’elle a prolongées en Suisse − notamment à l’École Supérieure de Photographie de Vevey − et d’une expérience en agence, Neige Sanchez a pris le temps de développer son art, qu’elle a pu présenter à différentes occasions. Ses riches expériences et formations lui ont donné un amour pour l’exploration et l’expérimentation vidéo, sonore, ou même parfois performative.
La première chose qui fascine dans les photographies de la jeune photographe est qu’elles interpellent immédiatement notre regard. Neige Sanchez nous confronte, nous questionne. Pour sa série de portraits, baptisée « À la surface des corps », elle a passé quatre ans à photographier des personnes, interrogeant et déconstruisant notre perception de l’identité, nos préjugés. Sans commentaire, dans une sorte de sobriété authentique et salvatrice, les modèles nous contemplent (ou est-ce l’inverse) ? Neige Sanchez attache un soin particulier à ne pas enfermer spectatrices et spectateurs dans des mots qu’elle pourrait associer à ses images : « Je crois que je préfère les perdre, ou que quelqu’un d’autre écrive sur mon travail. » À côté de ses portraits, elle travaille sur une collection d’images empreintes de métaphores, d’histoires et d’archives. Dans toute son œuvre, la photographie est chargée de sens, qu’il soit personnel ou fictif, soufflé ou caché.
Alors que Neige Sanchez élabore de nouveaux projets, qu’elle préfère garder secrets, elle a accepté de nous parler de son art, de son militantisme et du pouvoir d’une photographie pour déconstruire les esprits.
Quel est ton premier souvenir photographique marquant ?
Je me souviens la première fois où Aurélien Garzarolli m’a mis un appareil argentique dans les mains. Il me l’avait prêté et m’avait donné un film. Après une heure de flânerie, je suis allée dans une chambre noire pour développer mes premières images. Et là, rien sur le film, juste une pellicule noire cramée par le soleil. J’ai retenu ma première leçon de photographie ce jour-là : ne jamais ouvrir le boîtier en pleine lumière sans avoir rembobiné le film avant… Ce premier film fantôme traîne encore dans un tiroir d’ailleurs. Je le garde précieusement et me demande parfois comment interpréter ce qu’il s’est passé.
Ta photographie met les personnes au centre de ton art. Pourquoi travailler autour des questions de genre et d’identité ?
Je suis intéressée par l’identité et les questions qui l’entourent depuis longtemps, mais c’est aux Beaux-Arts de Bruxelles que j’ai commencé à les approfondir plus sérieusement. À ce moment-là, je faisais un travail autour de ma famille, de mon territoire intime et identitaire. Une fois rentrée à Genève, j’ai voulu rencontrer de nouvelles personnes. Ayant connu une personne trans* à Bruxelles qui m’a beaucoup touchée, je me suis tournée vers la question du genre, de la construction identitaire, et j’ai décidé d’entreprendre un long travail de rencontres, d’échanges, de déconstruction.
La pensée queer et le féminisme intersectionnel m’ont aussi accompagnée pendant longtemps, et encore aujourd’hui. Mais finalement, je dirais aussi que le fait de grandir et d’être éduquée en tant que femme, blanche et de classe moyenne dans notre société occidentale pousse à réfléchir au genre, aux constructions sociales, aux oppressions et privilèges liés, aux solutions et stratégies envisageables pour s’en sortir.
Pourquoi la représentation, et plus particulièrement celle des corps en photographie, est-elle essentielle ?
Car elle construit nos imaginaires. Et par la suite, nos identités, nos façons d’être en société et nos manières de nous définir intimement et politiquement aussi.
Mais en ce qui concerne la représentation des corps en photographie plus spécifiquement, dans notre société occidentale, les stéréotypes sont très fréquents. Les images relèvent trop souvent du même regard patriarcal et hétérosexuel, blanc, de classe bourgeoise. Rendre la représentation des corps plus inclusive, plus représentative des réalités multiples et silenciées me semble urgent. Il faut, entre autres, laisser les personnes concernées se représenter elles-mêmes et changer les paradigmes de la représentation. Se représenter, c’est aussi créer ses propres modèles, à l’échelle individuelle et collective. C’est résister en quelque sorte.
Peux-tu m’en dire plus sur ton projet « À la surface des corps » ?
C’est un projet que j’ai commencé en rentrant de Bruxelles, en 2012, et qui continue encore aujourd’hui. C’est une série en perpétuelle mutation, issue principalement de rencontres et de questionnements personnels. Quand j’ai commencé ce projet, j’avais 19 ans, et au début je pensais naïvement faire un travail « sur » les autres. Mais très vite, c’est devenu un travail « avec » les autres, et moi-même.
En prenant conscience du manque de représentations non stéréotypées concernant le genre en particulier, j’ai décidé de rendre visibles des corps que je ne voyais pas dans les cercles de diffusion standards et normés. Des corps qui me parlent, et auxquels je m’identifie plus que ceux majoritairement présents dans la plupart des magazines, des publicités, voire ceux qui sont exposés sur les murs des institutions. J’ai donc rencontré des personnes qui ne correspondaient pas aux attentes occidentales de la binarité homme/femme. Des individu-e-s qui ont trouvé des stratégies dans l’autodétermination, voire l’indétermination.
Pourrais-tu nous présenter une photographie qui te tient particulièrement à cœur ?
C’est difficile d’en choisir une en particulier car chaque image à son histoire, et chaque histoire me tient à cœur. Mais je vais prendre celle sur laquelle je pose avec Yaron (artiste visuel et performeur, ndlr). C’est la première en autoportrait que j’ai réalisée. Au début, c’était une sorte de private joke entre nous, car il est arrivé, et quand j’ai ouvert la porte pour l’accueillir, nous nous sommes marré-e-s d’être habillé-e-s pareil, alors j’ai décidé d’immortaliser ça.
Plus tard, en revoyant cette image que je ne comptais à la base pas mettre dans la série, il est apparu comme une évidence que je devais faire partie de ce tout, et que cette image n’était pas là par hasard. De plus, Yaron est quelqu’un qui me tient beaucoup à cœur, qui a été très important dans l’élaboration du travail. [Pour découvrir l’art de Yaron, direction son site officiel.]
Qu’espères-tu créer chez les spectatrices et spectateurs quand elles et ils sont face à tes photographies ?
J’aimerais tout d’abord que les personnes ayant une identité de genre non conforme aux normes binaires puissent se reconnaître au travers des images et se sentir représentées. Ensuite, ce serait d’offrir l’expérience de l’indéfinissable, du questionnement et de l’absence de réponses évidentes aux personnes non concernées par ces questions. Que les spectateurs-rices ne se posent plus la question de l’identité de genre des personnes, car cela n’a finalement plus d’importance. D’ailleurs, ce manque d’informations est accentué par les « Sans titre » qui accompagnent les images et l’absence quasi totale d’éléments informatifs dans l’image même. Les corps, les regards, les postures : idéalement, chaque corps parlerait pour lui-même. Et le silence, l’indéfinition seraient des réponses également.
Comment travailles-tu la représentation des corps et des identités en prenant une photographie ?
Chaque image est réalisée en étroite collaboration avec la personne photographiée. C’est quelque chose de très important. Donc je lui demande de m’amener des « modèles » de représentation, des screenshots de films, des images, des figures du quotidien, etc.
Après une longue discussion, la séance commence, et tout se passe de manière assez organique. Chaque détail compte, la position des épaules, de la mâchoire, du buste. Mais j’essaie de conduire le moins possible la personne. Je cherche un moment où elle est entièrement consciente de sa représentation ou, à l’inverse, un moment d’inattention, de perte de contrôle. J’attends que son corps fasse le geste, le regard qui me fera déclencher. Je travaille exclusivement en argentique, principalement au moyen format, donc chaque déclenchement est important, et tout demande une certaine lenteur. Cette lenteur crée une sorte de dialogue silencieux entre la personne photographiée et moi.
Justement, as-tu un rapport particulier avec les gens que tu photographies ?
Lorsque j’ai commencé mon travail, je ne prenais en photo que des personnes inconnues et rencontrées exprès pour le projet par le biais d’associations LGBT*. Mais au fur et à mesure, j’ai commencé à connaître de plus en plus de monde et à également photographier mes proches. Parfois, certaines personnes inconnues sont par la suite devenues des proches. J’aime continuer une relation avec les gens que je photographie, il y a quelque chose de fort qui se passe pendant une prise de vue. Que ce soit dans les mots, les regards, les silences. Et puis, il y a une certaine intimité qui s’installe, c’est-à-dire que les paroles se délient, parfois même des secrets émergent. Ce n’est pas une « simple » prise de vue.
Tu as écrit un mémoire sur la construction des masculinités. Peux-tu présenter ce projet de recherche à nos lectrices et lecteurs, et expliquer pourquoi tu as voulu faire des recherches sur ce sujet ?
Il était question de comprendre par quels moyens le politique s’inscrit dans les travaux artistiques liés au genre, afin de mieux savoir comment me positionner. Le choix de prendre les constructions des masculinités comme point de départ était important, car il pose un constat : on parle beaucoup plus de la féminité comme quelque chose de « superficiel », « superflu », « artificiel », que la masculinité, qui est majoritairement perçue comme « neutre », « naturel », « authentique ». La construction du « masculin » est moins évidente, alors qu’elle l’est autant que le « féminin ». Cela m’a permis de me nourrir de la pensée queer et de rassembler toutes les références théoriques accumulées durant ces dernières années, d’organiser ma pensée.
Ce sujet traverse la pratique drag king, les pratiques artistiques chronopolitiques, micropolitiques, le post-porn, la figure du cyborg… Finalement, les masculinités n’étaient qu’un prétexte pour approfondir mon propre travail et mon positionnement personnel.
Quel est ton processus créatif ?
Je travaille beaucoup par couches. J’ai une idée, puis je l’explore sous différentes facettes. Vient ensuite le moment où j’assemble le tout, j’enlève des images, j’en prends d’autres, et ça ne s’arrête jamais, comme une navigation perpétuelle.
Pour les portraits, je contacte une personne qui me semble pouvoir être intéressée par le projet, puis je la rencontre. On parle d’elle ou de lui, de moi, de nos expériences personnelles, du travail, des images. Si la personne est partante, alors on discute de la manière dont elle souhaite être représentée, et on organise une séance de prise de vue qui se fait soit chez elle, soit chez moi, soit dans une salle externe. On choisit tout ensemble. Je lui demande de prendre ce qu’elle veut, des images de référence, sa musique… Et puis on commence la prise de vue, et tout se passe très silencieusement, lentement. Parfois on rigole, parfois on ne parle pas du tout. On fait des pauses, on discute, puis on reprend notre fabrication. Le soin, la bienveillance et la confiance sont des choses essentielles à ce moment-là.
En général, je fais très peu d’images, pas plus de 20 par séance. Et une fois devant les planches contact, l’image qui va rester apparaît comme une évidence.
Quelle place y a-t-il pour le féminisme et l’intersectionnalité dans le domaine de la photographie ?
C’est une vaste question qu’il est difficile de résumer en quelques mots, mais je dirais que le féminisme et l’intersectionnalité ont de plus en plus leur place dans la photographie contemporaine, même si cela reste encore très minoritaire. Je déplore un déplacement de certaines pratiques féministes vers un intérêt pour « la Femme », « la féminité », ce qui n’est pas du tout la même chose. Il n’y a pas longtemps encore, on m’a proposé de présenter mon travail dans un festival, dont le thème était « La femme, la féminité ». Vraiment ? Je ne comprends pas ce genre de thème, ça me dépasse. Et malheureusement, ça arrive souvent. Il y a encore beaucoup de confusion et d’essentialisme.
Pour l’intersectionnalité plus précisément, j’ai l’impression qu’on en est encore loin. Les photographes qui ne correspondent pas au schéma « homme-cis-blanc-hétéro » sont peu présent-e-s dans les institutions, leurs voix ne sont pas assez prises en compte. Mais j’espère que cela va changer, et c’est beau de voir des travaux qui réussissent à questionner et remettre en cause le statu quo, comme le documentaire Ouvrir la voix d’Amandine Gay par exemple. Ces prises de parole sont essentielles pour nous tou-te-s.
Est-ce compliqué d’être engagé-e dans son travail quand on est photographe en France ou en Suisse ?
À mon avis, la question du politique dans le travail d’un-e artiste, d’un-e photographe est quelque chose de compliqué dans les deux pays. Soit on est vu-e comme « trop militant-e », « trop politisé-e » (par l’institution, par exemple), soit comme « pas assez » (par certains milieux militants justement).
En ce qui me concerne, je ne veux pas être dans une position de porte-parole, mais mon travail est éminemment politique. De plus, la séparation institution/militantisme est essentielle pour comprendre les enjeux de pouvoir et les limites de chacune de ces sphères, mais la frontière reste poreuse et le dialogue est nécessaire. C’est cette porosité qui m’intéresse, les interstices de l’institution sont des lieux d’actions pour rendre le politique possible, pour donner forme à des actes de résistance. Mais le chemin pour y parvenir est très difficile, cela demande beaucoup de prudence, de regard critique, et une méfiance certaine face à la récupération capitaliste.
Comment déconstruit-on les stéréotypes à travers une photographie ?
Je ne sais pas si j’ai la solution, mais dans mon travail, la discussion et le corps dans l’espace sont clés. Une grande observation et analyse de la construction des postures dites « féminines » ou « masculines » peut permettre de s’en déjouer par la suite, ou de les transformer de manière consciente, de se les approprier. C’est l’un des moyens que j’ai trouvés. Chaque image est construite. Que ce soit par la main du photographe ou son regard, son choix, son cadrage, le moment de la prise de vue, la sélection de l’appareil photo, etc. Ce qui m’intéresse alors est de mettre en corrélation la fabrication d’une image avec la construction d’une identité.
Les conseils lecture de Neige Sanchez :
- Testo Junkie : Sexe, drogue et biopolitique, Paul B. Preciado, 2008
- Sister Outsider : Essais et propos d’Audre Lorde sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexisme, Audre Lorde, 2003
- Trouble dans le genre, Judith Butler, 1990
- Histoire de la sexualité (trois tomes), Michel Foucault, 1976-1984
- Manifeste cyborg : Science, technologies et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle, Donna Haraway, 2002
Pour suivre toute l’actualité de Neige Sanchez, tu peux consulter son site Internet.
Image de une : « À la surface des corps », Sans titre, Neige Sanchez (2013).
*L’astérisque derrière le mot « trans » permet de rendre visible la multiplicité des identités trans*. Il y a en effet de nombreuses façons d’être trans*, d’exister au monde. Cette utilisation de l’astérisque nous a été suggérée par Neige, et nous avons décidé de l’utiliser sur le webzine. Encore peu employée en France, elle tend à inclure toutes les identités transgenres et non binaires.