Paru aux États-Unis en 1981, Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme est un ouvrage né d’un constat simple : l’autrice n’a pas trouvé le livre qu’elle cherchait, elle devait donc l’écrire. C’est ainsi que bell hooks (Gloria Jean Watkins, de son véritable nom) a entrepris la rédaction d’un livre ayant comme objectif de décrire les processus de marginalisation des femmes noires dans son pays, de l’esclavage aux années 1970.
Dans Ne suis-je pas une femme ?, bell hooks, autrice et activiste afro-américaine née en 1952, reprend tout depuis le début. Elle y raconte l’histoire des femmes noires aux États-Unis : leur vie, leur traitement, leurs combats. Elle y identifie quelles forces oppressives − des négriers au mouvement des droits des femmes des années 1970 − ont été exercées sur les femmes noires.
Tout commence sur les bateaux négriers, sur lesquels les populations africaines ont été enchaînées et amenées de force aux États-Unis. Les femmes noires, d’abord exploitées par les hommes blancs comme reproductrices afin d’augmenter le nombre de leurs esclaves, ont ensuite été utilisées comme travailleuses agricoles, comme les hommes noirs. Mais la condition des femmes noires était bien souvent aggravée par le sexisme, les viols, et les agressions sexuelles perpétuées par des hommes blancs :
La nudité de la femme africaine servait de rappel constant de sa vulnérabilité sexuelle. Le viol était un mode de torture courant utilisé par les négriers pour soumettre les femmes noires récalcitrantes. La menace du viol ou d’autres agressions physiques inspiraient la terreur psychique chez les femmes africaines déportées. (page 59)
On constate ici que les femmes noires, précisément parce qu’elles sont femmes, ont eu à subir des violences sexuelles et morales en plus du racisme. Dès leur arrivée dans la société états-unienne, elles ont souffert d’une position misérable qui a conditionné leurs relations avec les autres groupes : « Lorsqu’on parle des personnes noires, l’attention est portée sur les hommes noirs ; et lorsqu’on parle des femmes, l’attention est portée sur les femmes blanches » (page 45).
Une oppression spécifique car multiple
L’autrice de la préface du livre de bell hooks, la réalisatrice afroféministe Amandine Gay, apporte un éclairage sur le contenu de ce dernier et fait un point sur les luttes des femmes noires en France, ainsi qu’aux États-Unis. Elle explique que celui-ci met en avant une forme d’oppression multiple appelée « intersectionnalité » avant même que ce terme ne soit inventé :
L’intersectionnalité est un concept formulé en 1989 par Kimberlé Crenshaw, dans l’optique de résoudre une limite du droit américain qui reconnaissait soit les discriminations liées au genre, soit les discriminations liées à la race. Crenshaw a développé une théorie qui permet d’illustrer la situation des femmes noires qui se trouvent à l’intersection des discriminations raciales et de genre. (page 22)
Victime de sexisme, comme les femmes blanches, et de racisme, comme les hommes noirs, les femmes noires se trouvent aux croisements de plusieurs oppressions et, par conséquent, de plusieurs luttes. Amandine Gay indique qu’elles ont donc souvent été obligées de choisir entre différents aspects de leur identité, et de nier une partie d’elles-mêmes :
Les femmes de cette époque ne pouvaient pas s’unir afin de lutter ensemble pour les droits des femmes, parce que nous ne voyions pas notre condition de femmes comme un aspect important de notre identité. Une socialisation raciste et sexiste nous avait conditionnées à dévaluer notre féminité et à considérer la race comme seul marqueur pertinent d’identification. En d’autres termes, on nous a demandé de nier une partie de nous-mêmes, et nous l’avons fait. (page 37)
Il est important de souligner que, selon bell hooks, le sexisme n’était pas l’apanage des hommes blancs. Dans leur lutte pour l’obtention des droits civiques, les hommes noirs ont bien fait comprendre aux femmes noires qu’elles devaient soutenir le mouvement, mais aussi obéir et occuper une place subalterne. Le but des hommes noirs n’était pas de mettre à bas le patriarcat américain, mais bien d’avoir leur part du gâteau. L’imbrication des forces oppressives qui régissaient − et régit souvent encore − la vie des femmes noires a toujours posé problème :
Les leaders noirs, hommes et femmes, sont réticent·e·s à reconnaître l’oppression sexiste que subissent les femmes noires de la part des hommes noirs, car iels ne veulent pas reconnaître que le racisme n’est pas la seule force oppressive qui régit nos vies. Pas plus qu’iels ne veulent rendre la lutte contre le racisme plus compliqué en reconnaissant que les hommes noirs peuvent être tout à la fois des victimes du racisme et des oppresseurs sexistes envers les femmes noires. (page 152)
À cause du fait qu’elles se trouvent à l’intersection de plusieurs luttes, les femmes noires n’ont pas trouvé leur place. Elles devaient soit se soumettre à la volonté des hommes noirs et se préoccuper uniquement du combat contre le racisme, soit s’exclure elles-mêmes et tenter de fonder un autre groupe, mais seules − et prendre de risque de ne pas être entendues −, soit ne pas s’engager du tout. Le fait est que personne n’avait envie de s’attaquer au sexisme et au racisme simultanément.
La dévalorisation de la féminité noire
bell hooks consacre une grande partie de son ouvrage à l’analyse du processus de dévalorisation des femmes noires. En effet, même après la fin de l’esclavage, la population états-unienne a entretenu de fausses idées et des clichés à propos de ces dernières afin qu’elles ne puissent ni se marier librement avec un homme blanc, ni se réaliser professionnellement. La société tout entière a activement fait en sorte que les femmes noires ne soient pas considérées comme des femmes à part entière, qu’elles soient mises à l’écart et stigmatisées. Il fallait qu’elles gardent l’image d’êtres infréquentables. bell hooks cite des extraits d’Against Our Will: Men, Women, and Rape (« Contre notre volonté : Hommes, femmes et viol »), un livre de Susan Brownmiller paru en 1975, dans lequel l’autrice minimiserait selon elle l’impact de ce dernier sur le long terme, et donc sur la façon dont les femmes noires sont perçues et traitées, même bien après l’abolition de l’esclavage :
Elle ne voit pas que le viol des femmes noires n’a pas seulement impliqué « l’anéantissement délibéré » de leur intégrité sexuelle pour des buts économiques, mais qu’il a mené à la dévalorisation de la féminité noire qui s’est infiltrée dans l’esprit de tou·te·s les états-unien·ne·s, et qu’il a façonné le statut social de toutes les femmes noires une fois l’esclavage aboli. (page 104)
Même après l’abolition, le corps des femmes noires est resté disponible pour les hommes blancs, leur viol étant considéré comme habituel et sans gravité. La société était conditionnée à voir les femmes noires comme les initiatrices du désir qu’elles suscitaient, les rendant ainsi responsables de leurs agressions. Encore aujourd’hui, en plus d’être accusées d’avoir des mœurs légères, les femmes noires sont souvent représentées comme des matriarches, des angry black women − le stéréotype de la femme noire énervée, dominatrice, castratrice. Chercheurs-ses, journalistes, citoyen-ne-s lambda… toutes les strates de la société mettent les femmes noires à l’écart et les ridiculisent : « La dévalorisation systématique de la féminité noire n’était pas seulement la conséquence de la haine raciale, c’était aussi un dispositif de contrôle social calculé » (page 115).
Un travail de recherche approfondi
Le texte de bell hooks est très bien documenté, et c’est pourquoi son argumentation est si efficace. L’intellectuelle s’appuie sur les textes de ses pairs pour corroborer ses dires, et notamment pour prouver le racisme et/ou le sexisme de certain-e-s chercheurs-ses. Elle ne se contente pas de relater ce qu’elle a pu vivre ou ce qu’elle a pu observer, elle ancre aussi son récit dans son époque, dans la vie quotidienne, en mobilisant divers supports : des extraits d’articles, de pièces de théâtre, de livres, de sitcoms, et même de journaux intimes… bell hooks parvient ainsi à rendre son texte accessible au plus grand nombre. Dans la préface qu’elle a rédigée en 2015 pour la réédition américaine de son ouvrage, elle explique : « Imaginant ma mère comme auditoire idéal (…), je cultivais un moyen d’écriture qui pourrait être compris par des lectrices et des lecteurs ayant des origines sociales diverses » (page 10).
Telle était l’ambition de bell hooks. Née dans le Kentucky, elle a vu son enfance marquée par la ségrégation raciale. Devenue étudiante, elle a observé qu’il existait des ouvrages consacrés aux femmes noires, mais qu’ils étaient écrits par des universitaires blanc-he-s, pétri-e-s de préjugés et d’idées racistes. Elle voulait donc raconter la véritable histoire des femmes noires. Et cette expérience si particulière ne pouvait être transmise que par une femme noire, et par personne d’autre. Grâce à son travail de narration, la chercheuse a apporté de la légitimité au vécu de millions de femmes américaines, comme l’indique Amandine Gay, réalisatrice du film Ouvrir la voix, dans la préface française :
Son travail nous permet de réaliser que nous ne sommes pas seules, que nos existences et nos expériences s’inscrivent dans plusieurs systèmes (le capitalisme, le patriarcat, le racisme). Et c’est cette forme de narration, qui part de l’expérience personnelle pour aller vers la dimension collective et politique des questions abordées, qui est une des forces de la réflexion proposée par les afroféministes états-uniennes. (page 11)
Alors que les femmes noires ont été mises de côté dans l’histoire des États-Unis, bell hooks leur rend la parole.
Les cercles féministes
Dès le XIXe siècle, certaines femmes noires, telles Mary Church Terrell ou Anna J. Cooper, ont osé parler et demander l’égalité des droits civiques. C’est aussi le cas de Sojourner Truth, une activiste abolitionniste. En prononçant le discours qui a donné son titre original au livre de bell hooks, Ain’t I a Woman?, en 1851, lors de l’Ohio Women’s Rights Convention, elle a posé « les bases de ce qui deviendra l’afroféminisme : un refus de compartimenter les luttes et une affirmation de la singularité des femmes noires, qui appartiennent tant au monde des Noir·e·s qu’au monde des femmes » (page 12).
Malgré quelques prises de parole de femmes noires qui avaient conscience que le sexisme était aussi important que le racisme, la voix de ces dernières s’est peu à peu éteinte. Coincées entre le mouvement des droits des femmes et le mouvement afro-américain des droits civiques, les femmes noires des années 1970 se sont retrouvées confrontées à des choix difficiles. Par ailleurs, bell hooks a décrit le racisme des groupes féministes blancs, lesquels n’étaient pas enclins à prendre en compte les spécificités de la situation des femmes noires :
Nous avons été déçues et désillusionnées lorsque nous avons découvert que les femmes blanches du mouvement avaient peu de connaissances et d’intérêt pour les problèmes des femmes des classes populaires ou pauvres, ou pour les problèmes spécifiques des femmes non-blanches de toutes les classes sociales confondues. (page 285)
Les militantes noires se sont donc vues dans l’obligation de former des groupes à part et de se forger une réflexion propre fondée sur leur expérience, afin de combattre le racisme et le sexisme simultanément.
Un formidable outil de réflexion
Il aura fallu attendre 2015 pour que cet ouvrage essentiel soit traduit en français par la maison d’édition Cambourakis. À l’heure où l’écriture inclusive engendre de vives discussions en France, le texte traduit respecte les règles de féminisation afin de contrer l’idée que le masculin l’emporte sur le féminin. Le point médian est ainsi utilisé quand un terme concerne à la fois les hommes et les femmes (« les Noir·e·s »), et l’on peut également croiser le pronom neutre « iel/iels » (contraction de « elle/elles » et de « il/ils »). L’écriture inclusive permet ainsi d’appuyer la dimension anti-patriarcale de l’ouvrage.
En ayant choisi de traduire Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme en français, Cambourakis a offert un formidable outil de réflexion à toutes les féministes francophones. L’analyse très fine de bell hooks offre des clés pour comprendre l’articulation race-classe-genre, très peu traitée dans les ouvrages français. Écrit en 1981, ce livre est encore violemment actuel et constitue donc une source d’inspiration, un exemple et un travail de mémoire importants pour toutes les féministes, et plus précisément les afroféministes françaises, qui font de plus en plus entendre leurs voix. Le féminisme de bell hooks, qui se concentre sur l’afroféminisme dans cet ouvrage, inclut en réalité toutes les femmes et encourage la sororité, seul moyen d’obtenir l’égalité des droits pour toutes.
Cambourakis
23/09/2015
224
bell hooks, Olga Potot (traduction)
22,50 €
« Ne suis-je pas une femme ? », telle est la question que Sojourner Truth, ancienne esclave, abolitionniste noire des États-Unis, posa en 1851 lors d’un discours célèbre, interpellant féministes et abolitionnistes sur les diverses oppressions subies par les femmes noires : oppressions de classe, de race, de sexe. Héritière de ce geste, Bell Hooks décrit dans ce livre devenu un classique les processus de marginalisation des femmes noires et met en critique les féminismes blancs et leur difficulté à prendre en compte les oppressions croisées...