De Montréal à Paris, il n’y a qu’un pas (ou un appel vidéo sur Skype). Alma est une militante afroféministe qui aime parler de culture − et de cinéma surtout −, en sublimant le tout par sa vision complexe du monde. Du Seigneur des anneaux à l’importance de la critique culturelle, Annabelle et Alma semblent avoir épuisé les sujets à leur portée, en tout cas pour cette fois-ci. Aujourd’hui, tu vas pouvoir explorer avec gourmandise le portrait d’une femme aussi sincère que déterminée.

 

« Je suis là pour m’exprimer et pour donner du sens à ce que je comprends du monde. Je ne sais pas si tout ce que je fais aura un impact ou non, mais je suis sûre d’une chose : je ne peux pas m’empêcher de le faire. »

 

Une fois passée la sonnerie si caractéristique de Skype, Internet réussit ce tour de magie magnifique de réunir Paris et Montréal en un instant. Dès les débuts de notre conversation, nous regrettons de nous informer que l’échange ne pourra pas s’étendre. Après tout, nous sommes toutes les deux très occupées. Mais c’est à croire que le destin en avait décidé autrement, puisque, en l’espace de dix minutes, nous avons discuté de notre amour commun pour Le Seigneur des anneaux, de la lutte anticapitaliste et des obstacles rencontrés dans nos combats féministes. Commençons par le début. À l’origine, il y a deux personas, s’affrontant entre fiction et réalité : Alma et Claire Obscure. Pour la jeune femme, elles sont complémentaires, formant un tout. Elles existent en elle, rassurantes, déterminées. Mais depuis quelque temps, Alma et Claire se croisent davantage, leurs voix se mélangent, elles fusionnent. Et ce sont elles qui ont accepté de se confier à moi.

En grandissant, Alma se retrouve très tôt coincée au milieu de cet affrontement entre deux parts d’elle-même. Cette dualité, me dit-elle, est indissociable de qui elle est : entre Paris et la banlieue proche, entre sa famille blanche et sa famille noire, entre son désir de créer et de réussir, entre les injonctions et les envies. Alma évoque avec justesse comment elle a, par exemple, été partagée dès son enfance entre une éducation privilégiée à Levallois-Perret dans une école privée et son quotidien modeste en banlieue, aux côtés d’une mère seule et de ses sœurs : « Cette situation a joué sur plein de questions qui me touchent encore. J’ai rapidement été confrontée à la violence de classes. J’étais dans un collège privé, au sein duquel je me suis immédiatement sentie cataloguée comme noire et pauvre. Pour surmonter cela, il faut constamment t’adapter, tu es dans l’entre-deux. »

Alma ne peut s’empêcher de relever dès son plus jeune âge les différences au sein de sa famille : le côté blanc et français, proche et plutôt aisé, et le côté « afrodiasporique », plus lointain et avec lequel elle a moins de relations. Alors qu’à l’âge de 10 ans, son père avait le privilège de l’insouciance, sa mère, elle, obtenait sa première paire de chaussures le jour de l’indépendance du Cameroun, le 1er janvier 1960 : « Ça te fout presque le tournis quand tu y penses. Et au même âge, des années plus tard, ma sœur pleurait pour avoir des Reebok Classics. Je me suis toujours posé des questions face à ces choses-là. Comment ne pas le faire ? On développe une sorte de double conscience. »

Pour s’extraire d’une réalité familiale compliquée, la préado s’enferme dans les salles obscures : « Je passais mes journées au ciné, j’y étais du samedi matin 8 heures jusqu’au soir, et pareil le dimanche. Je regardais des films, je les critiquais, mon approche de la pop culture vient de là. » Au lycée, Alma, bonne élève, est poussée vers la filière scientifique, alors qu’elle aspire à étudier les arts plastiques. Elle n’ose pas. « Les errements scolaires en disent beaucoup sur nos générations. Et on en revient toujours à ces séparations : pourquoi dissocier les arts et les sciences ? Puis, au cours de mon BTS audiovisuel à Boulogne-Billancourt, il m’a fallu choisir entre image et son. » Ces divisions forcées par des structures, ces règles établies par d’autres, Alma n’a jamais pu réellement s’y soumettre. L’étendue de son engagement actuel n’est que la suite logique d’une histoire à peine commencée.

La militante se décrit comme une ancienne timide sortie de force de sa carapace, en décalage avec ce que l’on attendait d’elle. Au fond, ce qui l’animait à l’époque n’a pas vraiment changé. Son engouement pour le septième art dépassait le simple fait de regarder un long-métrage. Elle voulait comprendre tout le processus de fabrication, lever le voile sur ce qui était caché : « Ma mère adore la science-fiction. J’ai grandi avec les bouquins d’Asimov. Quand j’ai commencé à rentrer dans certaines communautés ou sous-cultures, je voulais trouver ma place, ce qui n’était jamais possible car il y avait toujours la question de la racialisation. C’est pour cela que l’idée de l’afrofuturisme m’a parlé très tôt. Aujourd’hui, j’ai l’impression que sont en train d’arriver des choses que j’attends depuis longtemps dans le monde de la culture, mais je suis toujours dans une sorte d’inconfort face au phénomène de “mainstreamisation”. »

Sa décision de partir à Montréal à l’aube de ses 30 ans était donc, à la fois, animée par la lassitude qu’elle avait de la société française et par son envie de se retirer d’un environnement qu’elle connaissait déjà. Ses expériences professionnelles après son BTS l’ont enrichie, mais le milieu n’était pas fait pour elle. L’injonction de s’imposer pesait lourd sur ses épaules : « Le mythe de la méritocratie, je l’ai gobé à 100 %. Si tu fais tout ce qu’il faut, tu auras ce que tu veux. Pourtant, pour les autres, j’étais toujours la femme noire chialeuse, la meuf qui l’ouvre trop. J’avais une énorme frustration vis-à-vis d’un pays où tu dois jouer des coudes pour y arriver, alors que l’on te conditionne dans le même temps à te taire en tant que femme et en tant que minorité. » La créatrice a donc décidé d’inventer son propre schéma : « Finalement, l’enjeu, c’est de trouver une stratégie de survie pour t’épanouir, en dehors des injonctions du modèle concurrentiel. Mon objectif est simple maintenant : le bien-être et le bonheur. »

Dans sa lutte afroféministe, notamment grâce à son blog La Toile d’Alma, la jeune femme prône le fait de prendre le temps : « La seule façon d’inviter les nuances dans nos discussions, c’est de laisser de l’espace, de complexifier la pensée, de mettre en perspective. » Et Alma fait preuve d’une patience énorme face à l’adversité. Pour autant, elle sait aussi que son militantisme ne doit pas se faire au prix de sa santé : « Il y a des choses qui relèvent du harcèlement, et il faut être en mesure de s’en détacher. Ce n’est pas toujours facile de se contenir quand on te demande systématiquement d’où tu viens plutôt que d’écouter ton propos. » Elle me raconte que ce sont les rencontres qu’elle a faites, ses lectures qui lui ont permis de perfectionner sa réflexion et son action engagée, notamment avec le collectif afroféministe Mwasi. « Quand tu luttes avec des moyens limités contre des difficultés, n’oublie jamais que ce que tu fais s’inscrit dans l’histoire. Être aux marges n’est pas négatif, c’est nécessaire. »

La discussion que nous avons avec Alma dure plusieurs heures, et celle-ci illustre la richesse de la personne qui m’accorde sa confiance pour un soir. « Je m’intéresse beaucoup aux phénomènes de dissonance cognitive, aux processus psychologiques qui nous font nous raconter des histoires et créer des mythes pour pouvoir continuer à mener nos vies. Et cela m’anime. Je pense que ce que l’on consomme reflète énormément qui l’on est. » Nous parlons de Black Panther, d’œuvres aussi fascinantes que Get Out, de la différence entre la portée d’un film d’auteur ou d’autrice et celle d’une superproduction. Nous digressons sur la science-fiction, l’importance de la représentation en dehors de la construction capitaliste. Nous papillonnons joyeusement d’un sujet à l’autre.

« Ma philosophie de vie : fais ce que tu peux, lutte à ton niveau. Tout a tellement évolué ces cinq dernières années que ça nous ouvre d’immenses possibilités pour le futur », m’indique-t-elle. Et désormais, la toile que tisse Alma se crée sur le fil de l’art. Elle a décidé de s’exprimer sans compromis, en tant qu’« artiviste ». Elle veut multiplier les moyens, les formes, construire des ponts, sortir de cette dualité et de cette binarité si caractéristiques de nos sociétés occidentales : « Je suis obsédée par les images, les récits et la poésie qui se trouve dans le regard. C’est au cœur de la femme que je suis. Et en 2018, être une femme, c’est l’héritage d’une résilience millénaire, d’une créativité. C’est une identité individuelle, mais une condition commune qui existe dans d’innombrables nuances. Si nos combats peuvent partir de là, nous devons ensuite nous mettre d’accord ensemble sur la direction à prendre ».

 


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Image de une : Portrait d’Alma, spécialement réalisé pour Deuxième Page, 2018© Marie-Ange Rousseau