Rencontre avec la performeuse Julie Le Toquin, dont le travail artistique se construit à partir de son vécu, pour que la mémoire subsiste et devienne création.
Artiste et ancienne professeure d’arts plastiques, Julie Le Toquin fait des souvenirs le point d’ancrage de ses performances. Elle met en scène des fractions de vie par le biais de l’écriture, du langage corporel, d’objets ou même de la parole. Depuis l’enfance, elle tente de conserver ses souvenirs et de faire de la mémoire une expérience unique et singulière à la fois.
Lors de notre rencontre, la performeuse nous a parlé de son cheminement créatif, des traces laissées par le passage des humain-e-s dans l’histoire. En partant de l’espace privé pour aller vers l’espace commun, elle développe un véritable laboratoire d’expérimentations social.
Peux-tu te présenter à nos lectrices et lecteurs ? D’où viens-tu ?
Je dirais que mon travail artistique est indissociable de ma vie. J’ai grandi à Lorient et étudié pendant cinq ans à l’école des Beaux-Arts. Mes parents sont décédés quand j’étais enfant, je suis donc devenue la seule garante de leur mémoire. Ma démarche part de là. Depuis mes 10 ans, je réalise un travail d’archivage afin de ne pas oublier mes souvenirs. Je vis à présent à Paris, où je développe mes créations. En parallèle, il y a encore quelques mois, je travaillais également en tant que professeure d’arts plastiques.
Comment s’est développée ta démarche artistique ?
Je tente par mon œuvre d’interroger notre rapport à la mémoire, ce que l’on garde d’un moment vécu, consciemment ou inconsciemment, matériellement ou non. Je tisse des liens entre cette mémoire individuelle et celle qui est collective, tout en cherchant à savoir quelles places nous accordons aujourd’hui à la transmission orale et à l’écriture, et tente de déterminer en quoi cela reflète notre rapport à l’autre, dans une société de plus en plus numérique.
Quels médiums utilises-tu ?
Mon premier outil est mon carnet de recherche, que j’utilise au quotidien. J’y note tout ce qui me vient en tête, donc c’est très varié en matière de contenu. Je crée différents protocoles d’auto-archivage : journaux intimes, boîtes à souvenirs contenant des documents ou des objets en tout genre, transmission orale, transmission écrite… Selon le projet, j’y intègre la photographie, la vidéo, la sérigraphie, les textiles et d’autres médiums. Cela peut par exemple être un parfum ou un vêtement sur lequel je vais écrire.
Comment s’articule ton travail ?
Finalement, tout va dépendre de ce que j’ai à dire, mais il y a toujours une cohérence dans mes projets. La question du langage prend une part importante dans mon œuvre. Il y a aussi un travail de comédienne et une approche théâtrale dans certaines de mes créations. La performance est ce qui interpelle le plus. Utiliser mon corps comme moyen d’expression va évidemment capter beaucoup plus l’attention des spectatrices et spectateurs, car il n’y a plus de distance entre ce que je présente et ces derniers-ères. Ils et elles sont face à mon travail.
Je réalise aussi un partenariat avec les archives de la ville de Lorient depuis deux ans maintenant. Je fais régulièrement des donations de mes productions : carnets de croquis, mèches de cheveux, catalogues d’expositions, archivant par la même occasion des traces de personnes qui exposent avec moi d’une part, et d’autre part une partie de la création contemporaine. Je suis en quelque sorte la liaison entre toutes ces composantes, et c’est cela qui m’intéresse.
Finalement, l’enjeu est-il toujours de créer du lien avec les autres ?
Oui, justement, quand je parle de moi, c’est un prétexte pour parler des autres et de la société dans laquelle on vit. Je reste dans cette dynamique d’appel à participations, de performances ou de confidences pour créer la rencontre et conserver cette proximité. C’est un rapport qui reste empreint d’humanité, mais aussi une façon de répondre à des problématiques contemporaines en tant qu’artiste, un moyen d’expérimenter notre rapport à la perte, à la mort, et de la revendiquer comme un acte artistique. J’ai d’ailleurs moi-même une relation plutôt joyeuse à la mort, mon testament est l’une de mes créations les plus récentes, et la cérémonie de mes obsèques sera donc ma dernière performance. C’est une façon de briser la glace autour de ce thème, de le démythifier.
Plus concrètement, comment pouvons-nous nous intégrer dans ton travail ?
Par exemple, depuis 2014, je demande à des gens que je ne connais pas de devenir garants de ma mémoire : je leur écris, ils m’écrivent en retour des confidences, des souvenirs, une idée, ce qu’ils veulent bien me transmettre, et je réactive ces échanges dans mes performances. L’intérêt de ce travail de confidences est de pouvoir le mener jusqu’à la fin de ma vie, dans cette dimension de partage. Il n’a aucun intérêt à exister autrement.
Qu’observes-tu au travers de ces expérimentations ?
De nos jours, l’accès aux informations des autres est quasi immédiat. On utilise principalement les réseaux sociaux, et on accède rapidement et facilement à des données, dans une dimension voyeuriste. A contrario, lors de la présentation d’un de mes projets, Robe histoire, les spectatrices et spectateurs tentent d’apprivoiser cet objet. Ils et elles doivent prendre le temps d’observer pour capter des éléments et appréhender l’œuvre d’une façon différente, et n’ont pas d’accès instantané à mes informations.
Comment souhaites-tu faire évoluer ton travail ?
Je termine actuellement mon portfolio. C’est une façon de présenter mes expositions, tout en créant une narration dans un livre. J’étudie continuellement pour évoluer en matière de langage et d’écriture : cela passe par l’apprentissage de nouvelles langues étrangères, comme la langue des signes, que je souhaite intégrer de plus en plus dans mes créations. J’approfondis également les techniques autour de la sérigraphie textile, la broderie entre autres.
La notion de temporalité est au cœur de mon travail, et une partie de ma création sera toujours active, en processus, même lorsque je ne serai plus là.
Julie Le Toquin sera présente du 14 au 28 mars 2018 pour sa performance Rendu de confidences, dans le cadre du festival À Contre Sens, à l’université Sorbonne-Nouvelle, à Paris. Pour suivre toute son actualité, rends-toi sur sa page Facebook.
Image de une : Mon corps a une histoire, novembre 2014. © Arthy Mad