Selene est une joueuse, militante, escrimeuse, chroniqueuse, traductrice et écrivaine. De quoi occuper ses journées avec passion. Au cours d’une longue discussion avec Annabelle, elle lui a confié ses espoirs pour l’avenir, ses craintes aussi, et expliqué son cheminement personnel vers l’acceptation d’elle-même. Une rencontre virtuelle avec de belles retombées dans la réalité de notre rédac chef, et certainement un peu dans la tienne après la lecture de son portrait.
« Si enfant, on m’avait simplement dit que j’avais le droit et la légitimité de m’exprimer, de m’affirmer telle que je me ressens être, tout aurait été tellement plus simple. Ça aurait fait toute la différence. »
C’est l’histoire d’un après-midi comme les autres, qui se transforme soudainement en moment de vie inoubliable. L’un de ces mystérieux sortilèges du quotidien que, avec les années, j’ai appris à apprécier. Et tout cela grâce à la magie d’Internet et d’un appel sur Skype, nous connectant, Selene et moi-même, instantanément. La jeune femme de 30 ans est d’abord méfiante. Elle me confie ses craintes, sa peur de ne pas avoir sa place dans ma série de portraits. Cette crainte, je l’ai entendue et apaisée de manière systématique au cours de tous mes entretiens. La violence trop habituelle d’une peur intégrée à cause d’un conditionnement social, celle de ne pas être légitime. Malgré tout, Selene décide de se confier à moi, de prendre la parole comme cela lui revient de droit. Un privilège qu’elle m’accorde et que je chéris silencieusement.
Sans emploi salarié, la jeune femme déplore une société aveugle face à l’engagement militant : « Ce que je fais n’est pas reconnu. Pour autant, je me considère beaucoup plus utile aujourd’hui que lorsque j’étais ingénieure en informatique. » En dépit des différences en matière de reconnaissance sociale et de niveau de vie, Selene ne regrette pas son choix et, à présent, aide les gens. « Je suis bien consciente que je ne vais pas mettre à bas le patriarcat du jour au lendemain. Et lorsque l’on considère l’histoire de nos luttes, on sait qu’elle est riche en rebondissements, pleine de retours en arrière. Le progrès n’est pas linéaire. »
Selene me cite Montaigne : « Il y a une citation que j’aime bien de lui, car elle est juste : “Le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies.” Nous sommes le résultat de nos actes. Et personnellement, je mène mon existence pour éviter d’avoir des regrets dans le futur. » Pour Selene, la fuite de nos journées passées sur Terre est inévitable. Elle est imprégnée par la conscience que le temps qui lui est imparti est le seul dont elle dispose : « Je suis agnostique. Selon moi, ma vie n’a pas de sens en soi. Elle n’a de valeur que dans ma façon d’interagir avec les autres. À l’échelle collective, c’est notre manière d’enrichir l’humanité. C’est aussi ça la signification du politique. » Notre pouvoir de réflexion et d’organisation est ainsi au centre du militantisme, et plus largement de nos sociétés. Selene m’explique avec douceur que casser les stéréotypes et créer des mouvements sociaux doit s’inscrire dans un échange permanent avec autrui, provenir d’une volonté commune de tendre vers un meilleur système, tout en prenant en compte la réalité dans laquelle nous évoluons.
Le milieu activiste est composé de codes, possède son jargon. C’est une chose sur laquelle nous nous accordons ; si l’utilisation de certains termes est essentielle pour définir le cadre de nos discussions, cela peut aussi nous freiner : « La remise en question dans le militantisme est saine. Mes idées politiques ont constamment évolué, j’ai toujours été féministe et révoltée de façon instinctive quand j’étais confrontée aux inégalités, sans comprendre forcément pourquoi. Petite, j’étais considérée comme un petit garçon, donc c’était incompréhensible. Et justement, enfant, tu n’as pas le vocabulaire. Je suis très sensible au fait que l’on martèle dans la tête des gosses des valeurs qui sont virilistes, de compétition, de force, de méritocratie. »
Selene est une femme transgenre. Et cette incompréhension des normes et des injonctions a été une violence dès son plus jeune âge. Elle fut génératrice d’un rejet extrêmement fort vis-à-vis d’elle-même : « Comme j’étais considérée comme un petit garçon, la féminité était perçue comme socialement très humiliante. Je m’isolais toute seule, en plus d’être exclue par les autres à l’école. J’étais dans une neutralité perpétuelle par rapport à tout. Ado, je ne comprenais pas les enjeux de groupe et les attentes que l’on avait vis-à-vis de moi, y compris dans la sphère familiale. C’était des codes que j’étais incapable de reproduire, et que je ne voulais pas reproduire. Certain-e-s avancent que les femmes transgenres bénéficient parfois de la socialisation masculine, mais cela est complètement faux. Tu es constamment mise à l’écart des codes masculins, et tu es alors dépossédée de toute socialisation à ce moment-là. C’est souvent traumatisant. » Finalement, Selene a grandi avec un sentiment de révolte contre la masculinité toxique. Elle s’est donc attachée à des valeurs dites féminines. À ses yeux, celles-ci sont socialement plus intéressantes et offrent la possibilité de meilleurs lendemains : l’empathie, l’attention, le fait de soigner les autres ou soi-même, d’exprimer ses faiblesses et ses émotions sont pour elles nécessaires à l’avancement de nos sociétés. « On a tou-te-s à y gagner. »
Selene ne croit pas à la sacro-sainte identité comme seul point de discussion du féminisme − bien qu’il soit encore difficile de le dépasser au vu des débats publics actuels : « Je ne pense pas qu’il y ait des identités innées. Je trouve ça absurde. La psychologie se développe au même rythme qu’une personne. Mais comme tout est coloré en genre dans nos environnements sociaux, on a aussi une tendance personnelle à tout colorer en genre. Et ce n’est pas évident de tout démêler. Mais au bout d’un moment, tu comprends que te sentir bien, c’est aussi t’assumer comme tu es. Il ne faut pas se contenter de parler d’identités, il faut aller plus loin, se demander à quel point elles sont aussi le poids d’un système. » Les limitations des cadres imposés par la société peuvent facilement se métamorphoser en pièges. C’est ici que la nuance devient essentielle. Car il y a bel et bien une différence entre le personnel et le politique. L’organisation binaire de nos environnements sociaux nous poussent à remanier nos quêtes intimes en luttes politiques. La transition de Selene ne concerne qu’elle, sa vie lui appartient. Pourtant, la situation l’a amenée à en discuter publiquement. Elle ne connaissait que trop bien les difficultés auxquelles elle a été elle-même confrontée : « Je veux essayer d’être celle dont j’aurais eu besoin avant, car je n’avais personne. En parler, c’est apporter des espaces de soutien à celles et ceux qui s’enferment dans le silence. On est terrifé-e-s, et on met des années à se rendre compte que nous avons le droit de vivre. »
Selene est une femme incroyablement brillante, passionnée de jeux vidéo et d’écriture. Et qui se définit avant tout comme joueuse, depuis aussi longtemps qu’elle s’en souvienne. Comme beaucoup d’enfants, Selene a alors fait d’un hobby son refuge. C’était pour elle un moyen d’interagir avec le monde. « Le jeu est un apprentissage, et l’apprentissage est un jeu. » Comme elle a fait une école d’ingénieur-e-s, elle a pu dépasser le fait d’être simple gameuse, et ainsi devenir créatrice. « Je suis avant tout une joueuse, qui s’avère être une femme transgenre et féministe. Et quand je crée un jeu, il y a évidemment un peu de tout ça dedans. Je pense que les jeux de rôles, de même que les jeux vidéo, font évoluer les mentalités grâce au travail d’empathie qui s’effectue lorsque tu joues un personnage. » Pour Selene, des mouvements aussi réactionnaires que le Gamergate sont un excellent signe : celui de la perte d’une bataille culturelle pour ces hommes attachés à leurs privilèges comme des moules masculinistes à leur rocher patriarcal. En 2017, la rôliste passionnée a organisé la Queervention au centre LGBT de Rennes. Un événement créé pour dénoncer la situation d’une communauté en mal de représentation, constamment victime de sexisme et de transphobie dans les rassemblements plus grand public. La convention était ouverte à toutes et à tous, et a été un véritable succès. Sa réussite a confirmé sa nécessité, mais aussi l’importance d’avoir des milieux ressemblant davantage à la diversité de leurs membres.
Il est donc agréable de savoir que des personnes comme Selene sont là pour changer la donne. Et sur ce plan-là, elle est hyperactive. Elle anime le podcast Ludologies, alimente un blog et contribue à des livres spécialisés, comme Jouer des parties de jeu de rôle. Il nous faut toujours plus de femmes engagées, chacune à leur échelle. Des personnes prêtes à créer de véritables espaces de représentation dans les jeux vidéo et à générer des plates-formes qui racontent de nouvelles histoires. « En 2018, être une femme, c’est avoir conscience que l’on y est presque. L’action se concrétise, et on sait de plus en plus que nous sommes légitimes. C’est une période charnière, et chacune d’entre nous peut y contribuer à son niveau. »
Tu peux télécharger le jeu Le Lycée des ancolies, créé par Selene, ici.
Le dessin de une, Portrait de Selene, a spécialement été réalisé pour Deuxième Page, 2018. © Le Hégarat