Le festival Les Femmes s’en mêlent vient de fêter ses 21 ans, avec une programmation indépendante toujours plus riche et éclectique. Chaque année, le début du printemps résonne comme celui de la créativité féminine. En 2018, on aimerait pourtant ne plus avoir besoin de ce genre de festival pour mettre les femmes sur le devant de la scène, mais le monde de la musique est encore un milieu dans lequel le masculin l’emporte sur le féminin.
Militant, solidaire et défricheur de nouveaux talents, le festival Les Femmes s’en mêlent (LFSM) a célébré sa 21e édition parisienne du 15 au 17 mars, à la Machine du Moulin Rouge. Créé en 1997, il devient nomade en 1999 et s’étend peu à peu dans toute la France, ainsi que dans des grandes villes européennes, telles Bruxelles, Madrid, Zurich, Berlin ou Varsovie. Un maillage international qui ne pourrait se faire sans des partenariats avec les associations locales et les salles.
Deuxième Page a voulu profiter du festival pour discuter de la place des femmes dans la musique avec certaines artistes. Et c’est à Dijon, le 21 mars, au Deep Inside Klub Rock, que nous avons pu rencontrer Becky Black (chanteuse et guitariste) et Maya Miller (batteuse), qui composent le duo The Pack A.D. À l’occasion de LFSM 2018, elles sont venues de Vancouver pour partager leur dernier album, Dollhouse, une petite pépite garage rock aux textes lucides et engagés. En première partie, le public a pu frissonner devant Foxeagle, un projet solo porté par Émilie (guitare et chant), qui, à travers ses compositions rock indé, fait ressortir une sensibilité et une authenticité qui ne peuvent laisser personne indifférent.
Extrait vidéo du concert de The Pack A.D. le 21 mars 2018, au Deep Inside Klub Rock (Dijon), réalisé par l’association Last Disorder.
Cette soirée, organisée par l’association Last Disorder en partenariat avec LFSM, était aussi l’occasion de prendre la température sur la façon dont sont perçues les femmes dans l’industrie musicale, et plus précisément le milieu du rock, et de s’interroger sur comment elles s’y sentent, se positionnent et s’y engagent.
On casse les codes, mais pas le binarisme
Depuis ses origines, le rock’n’roll prône l’émancipation, l’expression libre de soi et l’affranchissement des codes sociétaux. Un vent de rébellion qui, à l’époque, était difficilement accessible pour les femmes, compte tenu de leur condition et de leur position au sein de la société. Elles ont dû se faire une place dans un milieu qui ne leur en laissait pas forcément − ce qui peut expliquer leur sous-représentation actuelle. Du côté des hommes, même s’ils ne se voient pas individuellement comme sexistes ou machistes, ils restent conditionnés, comme peuvent le montrer certains de leurs comportements et/ou de leurs discours.
À ce propos, si Émilie (Foxeagle) considère ne pas avoir été traitée différemment par les hommes en tant qu’artiste, sa perception change quand elle se présente comme technicienne du son : « Là où j’ai le plus ressenti que l’on avait un comportement différent avec moi − à vouloir m’apprendre la vie ou ne pas m’écouter −, c’est dans les projets où j’étais technicienne. J’ai remarqué plusieurs fois que j’avais du mal à me faire entendre, ma parole était moins respectée. »
En effet, le secteur de la technique est presque entièrement masculin, bien plus encore que le milieu artistique. Ces hommes ont alors intégré – peut-être malgré eux – qu’une jeune femme n’y avait pas sa place. Le mansplaining et les propos sexistes sont courants. Un côté « laisse faire les grands » légèrement paternaliste.
Malgré l’influence notable des riot grrrls au début des années 1990 et la présence de figures féminines fortes, le rock’n’roll est un milieu principalement masculin, voire viriliste, où les femmes ont toujours du mal à exister. Ce qui peut s’expliquer notamment par l’éducation des enfants, qui intègrent très tôt (on le sait) que le rose et la douceur sont pour les filles, et le bleu et l’agressivité pour les garçons. Une analyse partagée par le duo The Pack A.D. et Émilie.
Il suffit de se rendre à un festival rock, punk ou métal pour se rendre compte que l’équilibre est loin d’exister dans les formations musicales. C’est aussi le cas dans le public. Et l’on observe que ce déséquilibre s’aggrave au fur et à mesure que le style de musique devient de plus en plus « violent ».
C’est donc un milieu où la binarité de genre (une conception hétéronormée selon laquelle le genre se limite à deux choses, le féminin et le masculin, lesquels sont déterminés par des critères très restreints) est particulièrement présente. Par ailleurs, c’est aussi un monde où les femmes sont moins nombreuses, où l’espace disponible pour une manifestation de la domination masculine et du sexisme est donc plus important.
« Rock’n’roll is against women »
Maya considère que le rock’n’roll est contre les femmes. Elle s’appuie sur les propos de Bono au magazine Rolling Stone, qui a affirmé que la musique est devenue trop « girly », et que le hip-hop est le seul genre qu’il reste aux hommes pour exprimer leur colère*. Notons que la vision viriliste du hip-hop du leader de U2 met de côté de nombreux projets féminins et féministes… Sans même parler du fait que la colère serait, selon lui, réservée aux hommes. Selon Maya, « les hommes se sentent menacés par les femmes qui font preuve d’agressivité ». Ce qui expliquerait pourquoi les femmes ne se sentent pas toujours les bienvenues dans ces univers qui misent sur l’expression de la colère.
Et c’est donc sans surprise que les figures féminines se trouvent célébrées lorsqu’elles font de la pop ou du pop rock, plus doux, romantique ou sexy. On les retrouve également plus souvent au chant ou à la guitare acoustique, apportant un semblant de douceur ou de mélodie à l’ensemble des compositions des groupes. Par conséquent, la présence des femmes dans le rock se révèle trop souvent relativement anecdotique, ou bien elles sont à des « postes réservés » : petite copine de l’artiste, groupie, ou au mieux communicante ou chanteuse.
Si les groupes féminins ou à dominante féminine ont une visibilité accrue par rapport aux autres du fait de leur spécificité, ils restent néanmoins largement minoritaires. Même dans le milieu indé où la musique prime généralement sur l’image des artistes, les femmes, si elles se retrouvent au premier plan dans un groupe majoritairement masculin, peuvent parfois être vues comme des faire-valoir ou du moins comme les représentantes du groupe, qu’on le veuille ou non.
C’est finalement le reflet de ce qui se pratique dans n’importe quel univers professionnel : les tâches réservées aux femmes sont liées au bien-être, à la communication, à l’esthétique. Encore trop peu d’entre elles ont des postes à responsabilités, comme cheffe d’entreprise ou manageuse. On ne compte par exemple que 10 femmes directrices sur 85 scènes de musiques actuelles (SMAC).
Et si une femme se montre ouvertement agressive, voire dominante, elle va se voir affubler d’une image publique peu flatteuse, à l’instar de Courtney Love (la leadeuse de Hole), dont nous avons dépeint le parcours tumultueux, et qui encourage « toutes les femmes à prendre une guitare et à se mettre à crier ».
Pour se faire entendre, les femmes doivent donc crier deux fois plus fort que les hommes. À ce sujet, Becky nous explique : « Je me vois comme musicienne avant de me voir comme femme quand je fais de la musique, et j’agis alors comme si ce n’était pas un problème. Notre genre ne devrait pas être si important, même s’il est clair que nous devons travailler deux fois plus que les hommes. »
Si les choses tendent à changer petit à petit, de manière plus ou moins efficace grâce aux projets d’associations culturelles se revendiquant clairement anti-sexistes, cette évolution risque de prendre du temps, beaucoup de temps. Selon les deux membres de The Pack A.D., cela passera principalement par l’éducation que nous donnons ou donnerons à notre (éventuelle) progéniture. Ce qui n’empêche pas la génération actuelle de vouloir multiplier les événements culturels à forte présence féminine.
Renforcer et soutenir la présence des femmes dans l’industrie culturelle
Pour autant, l’industrie musicale est-elle résolument machiste, ou n’est-elle simplement que le reflet des mentalités actuelles ? Car s’il y a eu du progrès ces dernières années, la musique semble encore loin d’être le fer-de-lance de l’égalité des genres. Pour Émilie, « des événements comme LFSM sont importants pour montrer une autre image des femmes dans la musique, d’autant que le festival regroupe plusieurs styles variés. Mais c’est quand il n’y aura plus besoin de ce type d’événements que l’on saura que la société a bien avancé. Et quand le critère de genre ne sera plus mis en avant, on saura que le job est fait ».
De fait, la création de festivals et de soirées concerts non-mixtes se multiplie. Outre Les Femmes s’en mêlent, on a pu voir en 2018 l’émergence de plusieurs projets ayant pour objectif de mettre les femmes sur le devant de la scène, dans les domaines artistique et culturel français notamment : proposé par des élèves de l’ENSA (École nationale supérieure d’art), Matchbox, à Dijon, se veut par exemple un festival artistique éclectique et féministe, et est toujours en recherche de financement.
God Save The Chicks! est un festival d’une demi-journée en région parisienne, qui souhaite redonner de la visibilité et de la légitimité aux femmes sur la scène punk. Ce projet est celui d’une équipe de six étudiantes en médiation culturelle à l’université Sorbonne-Nouvelle (Paris III), et est en recherche de financement et de groupes à programmer.
Dans un autre genre, le Feministival, organisé par les effronté-es, a pour objectifs de débattre de la place des femmes dans le monde de l’art et de la culture, et également de faire connaître des artistes femmes et féministes.
La non-mixité aide les femmes à s’imposer, à s’exprimer, à se faire voir dans un milieu qui ne leur est pas acquis, où elles doivent encore se battre pour exister. Idéalement, nous aimerions ne pas en avoir besoin, mais la réalité est tout autre. Le caractère essentiel de ces événements est évident. Le militantisme est nécessaire dans la musique, les femmes étant encore minoritaires dans le monde de l’art et de la culture, et dans le rock en particulier. Tant que les choses ne changeront pas, il faudra continuer de créer, de rassembler, et même parfois de crier.
* Voici un extrait de l’interview en question, traduit par nos soins : « Je pense que la musique est devenue très girly. Il y a des choses positives en rapport avec cette transformation, mais le hip-hop est le seul endroit où la colère des jeunes hommes peut s’exprimer en ce moment – et ce n’est pas une bonne chose. Quand j’avais 16 ans, j’avais beaucoup de colère en moi. On a besoin de trouver un espace pour ça et pour les guitares, même si c’est avec une boîte à rythmes, je m’en fiche. À partir du moment où l’on commence à protéger quelque chose, c’est fini. Tu peux aussi bien le mettre dans du formol. Au final, qu’est-ce que le rock’n’roll ? La rage y est centrale. »