Célia Wa est danseuse, musicienne, chanteuse et flûtiste militante. Le temps d’un café (ou deux), elle a raconté son parcours à Annabelle, entre la Guadeloupe et l’Hexagone. Aujourd’hui totalement dévouée à son métier d’instrumentiste, Célia nous rappelle qu’en tant que femme racisée, rien est acquis pour elle. Au fil du temps, son engagement et sa musique ont fini par se faire écho quand elle a finalement trouvé sa voie.
« Les non-dits et la non-reconnaissance de cette histoire raciste française créent des angles morts dans notre vision du monde. Cela invisibilise nos luttes, notre passé. Il faut dire clairement les choses pour avancer ensemble. »
Je retrouve Célia dans un café, à l’abri des regards et dans le confort des canapés installés au fond de la salle. Je suis très enthousiaste à l’idée de discuter avec elle, admirant grandement son travail en tant que flûtiste. Nos échanges, loin d’atténuer mon admiration, me confirment que son œuvre est plus que jamais nécessaire en notre siècle troublé.
Célia est née à Paris, mais elle a grandi en Guadeloupe, où sa famille s’est installée pour de bon lorsqu’elle avait 6 ans. Elle y est restée jusqu’à son bac. L’histoire d’amour entre la jeune femme et la musique est celle d’une passion immédiate et – comme l’on pourrait le lire dans les grands récits romanesques – éternelle. À seulement 8 ans, elle commence à apprendre les bases en s’attelant au tambour traditionnel de Guadeloupe, le ka. « Je suis métisse, ma mère est blanche et mon père est noir. Jusqu’à mes 10 ans, je voulais repartir à Paris, retrouver ma vie urbaine. En Guadeloupe, on était à la campagne, à Saint-François, bien enfoncé-e-s dans les terres. C’était une transition violente. On est parti-e-s de Paris pour retrouver mon père. Pour autant, je suis heureuse d’avoir vécu tout ça. J’ai grandi en Guadeloupe, mais j’ai toujours gardé un lien avec l’Hexagone. J’ai apprécié découvrir mon identité guadeloupéenne par rapport à la musique. Notamment en faisant du gwoka, qui est ce qu’il nous reste de cette histoire. C’est ce que ces personnes qui ont été déportées, kidnappées, esclavagisées et emmenées là ont réussi à faire sortir de ce traumatisme : une langue, une musique, une culture. »
Enfant, Célia partage son temps entre Paris et Saint-François. Elle s’habitue à l’avion et ne réalise pas encore l’importance qu’auront tous ces voyages pour la personne qu’elle deviendra. Elle m’explique à quel point trouver sa place a été difficile : « L’identité pour les Antilles françaises et les anciennes colonies, c’est quelque chose de complexe. Le passé colonial mais aussi cette situation actuelle d’entre-deux ont des répercussions réelles, et socialement, rien n’a vraiment été réglé. » Après le tambour, Célia a pu choisir un autre instrument, la flûte traversière. Assez rapidement, elle fait des concerts avec le groupe Kimbol. Elle a alors 12 ans. Quand elle me raconte comment elle s’est formée, je m’aperçois que son quotidien était celui d’une discipline stricte, mais elle était néanmoins entourée d’une famille musicale solide et aimante. « Les textes étaient hyper engagés, mais on ne s’en rendait pas compte ! On était petit-e-s, s’amuse-t-elle. Pour autant, je pense que ça m’a véritablement influencée. Comme le fait que mes parents étaient très engagés aussi, et que j’avais l’habitude d’assister à des meetings. » L’enfance de Célia s’illustre alors en chansons et en activisme – une période de son existence qui fait incroyablement écho à la femme qu’elle est désormais.
Après le bac, Célia déménage en région parisienne, un peu forcée. « Il n’y avait pas beaucoup de choix en Guadeloupe. Je savais que je ne voulais pas travailler dans un bureau. J’avais mon BAFA, j’aimais les enfants, donc je suis allée vers ça. J’ai fini dans une école pour être éducatrice spécialisée, à Montrouge. J’avais à peine 18 ans, et j’ai pris une énorme claque dans la gueule. La misère sociale m’a submergée durant mes différentes expériences sur le terrain. » La jeune femme prend conscience que ce qu’elle désire avant tout partager avec les enfants, c’est sa musique, mais également le hip-hop, qu’elle danse alors. « J’ai eu la chance de faire mes premiers cours avec Ken Wong, qui a fini par réunir plusieurs personnes motivées pour intégrer son crew. J’ai découvert la house dance et la house music, et je me suis vite défait de mes préjugés négatifs. Je me suis plongée dans cette culture et j’ai fait des rencontres extraordinaires. J’ai alors pris conscience que je pouvais mêler le gwoka à tout ça. » La première fois où elle touche de l’argent grâce à la danse, c’est la révélation : elle peut avoir une pratique à la fois artistique et professionnelle ! À côté de ses études d’éducatrice spécialisée, elle se consacre entièrement à sa passion. Elle passe le casting de la comédie musicale Kirikou et Karaba, pour laquelle elle est prise en tant que remplaçante. Elle abandonne finalement sa formation et choisit la danse, mais rien ne se passe comme prévu : « Arrivée dans Kirikou, je me suis demandé ce que je faisais là. J’ai perdu l’envie quand j’ai été confrontée aux autres danseurs-ses. Je ne me sentais pas légitime. Et c’était intenable à de nombreux niveaux. » Célia finit par partir, dégoûtée en outre par le racisme omniprésent dans le milieu de la comédie musicale. Pendant un an, elle se rend à des auditions régulièrement, mais sans grande conviction.
« J’ai réalisé que ce que je voulais faire, c’était de la musique. En créer. Je m’y suis remise, et j’ai fait des rencontres qui m’ont poussée à persister. » À 24 ans, la jeune femme intègre l’American School of Modern Music pour une durée de quatre ans. Afin de payer sa scolarité, elle fait de la coiffure, plus spécialement sur cheveux naturels et réalise des locks. Chez elle, dans des salons, elle gagne son pain. Elle me raconte avec malice que ses doigts de musicienne lui permettaient de tresser les cheveux plus vite que tout le monde ! Ensuite, tout s’enchaîne. Dès 2011, elle se met à composer en parallèle de ses cours, et un an plus tard, elle se produit sur scène. En 2013, elle sort son premier EP autoproduit. « Je suis tombée enceinte avant la sortie de l’EP, et je voulais le rendre public avant d’accoucher, puisque je ne savais pas ce que la maternité aurait comme effets dans ma vie. En tant que musicienne, tu te demandes comment tu vas gérer la maternité et ta musique. Tu ressens une pression énorme. » En 2014, alors qu’elle termine son école et vient d’avoir son bébé, Célia cherche une façon de se stabiliser. Elle décide donc d’obtenir un DUMI (diplôme d’université de musicien intervenant), afin d’apprendre la musique aux autres, dans des écoles publiques en particulier. Elle renoue alors avec sa volonté de partager la musique, et ce dans toute sa diversité. « Cela m’a beaucoup appris sur mon lien à la musique et m’a confortée dans mon militantisme artistique. » Nous discutons ainsi longuement du besoin d’appréhender le passé pour améliorer le présent, y compris dans la culture. Le racisme omniprésent dans nos sociétés occidentales se retrouve absolument partout : « Il faut avoir ces discussions, aussi inconfortables soient-elles. C’est nécessaire. Dans mon DUMI, nous étions seulement deux personnes racisées, et nous avons pu confronter nos collègues sur certains sujets. C’est essentiel que la passation des connaissances ait des voix plus diverses. »
Face à ces problématiques sociétales concrètes, la jeune femme est tout sauf inactive. « Même pour les personnes venant de Guadeloupe, l’information ne circule pas. Dans un discours traduit par le blogueur militant guadeloupéen João, le leader du collectif LKP, Élie Domota, parle par exemple du chlordécone, un pesticide interdit en France depuis les années 1990, mais qui a continué à être utilisé dans les Antilles, et qui a pourri les sols et l’eau. Il y a aussi le cas du CHU qui est vétuste, et qui a été construit sur une faille sismique. Il y a d’ailleurs eu un incendie, il n’y a pas si longtemps, qui a contaminé tous les bâtiments, mais personne n’a rien fait. Des gens ont eu des malaises, il y a eu des conséquences réelles, mais c’est comme si cela n’avait pas d’importance.» Ce genre de sujets, disons-le clairement, nous n’en entendons pas parler. Nulle part. Pour Célia, emmener notre discussion vers sa révolte vis-à-vis de ces problèmes était évident. Car tout cela fait bel et bien partie de la femme qu’elle est, et cette omerta autour de questions clés a une influence directe sur son engagement artistique et personnel.
Ainsi, Célia construit sa lutte militante au même rythme que sa musique. Elle s’engage dans tous les aspects de sa vie et veut casser les barrières construites par nos sociétés avec ses mélodies. Elle anime l’émission High Di Yo sur Radio Fanfan Mizik pour partager ses découvertes d’artistes afrocaribéen-ne-s et ouvrir les esprits autant que faire se peut. La musicienne tente d’aider à la visibilisation de créatrices et créateurs que l’on ignore trop souvent. Et cette volonté altruiste, elle la trouve dans son identité, qu’elle réussi progressivement à accepter. « Les femmes ont un pouvoir immense, et cela fait peur. Il faut savoir user de cette force. Pour moi, trouver ma place en tant que femme est toujours un cheminement. Mais je persévère. Et aujourd’hui, je m’assume comme je suis, avec tous mes paradoxes. J’utilise ce que j’ai appris pour avancer. »
Pour suivre l’actualité de Célia Wa, rends-toi sur son site officiel. Image de une : Portrait de Célia Wa, 2018. © Studio Othieno