La photographie érotique. Quelle est la place des femmes dans ce champ esthétique ? Le sexe étant devenu omniprésent dans nos sociétés de médias et de consommation, quelle est la frontière entre érotisme et pornographie ? Existe-t-elle encore ? Pour inaugurer sa rubrique « L’Œil au corps », Nina te propose de découvrir l’œuvre conjointe du photographe Will Santillo et de l’éditrice Dian Hanson, intitulée La Petite Mort (chez Taschen). Ce livre montre des femmes durant l’acte de masturbation, jusqu’à l’orgasme.
Doucement, sans faire de bruit, tapissée dans l’ombre, elle est là. La Petite Mort. Elle nous guette, nous épie, et est devenue un sujet de photographie. Le Canadien Will Santillo s’est en effet associé à l’Américaine Dian Hanson pour nous faire parvenir des témoignages à la fois visuels et écrits de femmes qui se font plaisir en se masturbant. Nous avons choisi de commencer notre série par ce livre, avec tout ce que ce dernier comporte également de problématique. D’où viennent ces femmes et comment nous sont-elles présentées ?
Elles ne sont apparemment pas des modèles professionnelles pour la plupart, seulement des femmes rencontrées au hasard des années, qui ont exprimé le désir de participer à un projet photographique sur leur sexualité. Ou plus précisément, sur la diversité des approches de ces femmes sur le sexe, les fantasmes et les moyens pour se satisfaire.
Témoigner entre ombre et lumière
Will Santillo est arrivé par hasard dans le monde de la photographie, et plus encore dans le champ érotique. Cela fait la particularité de ce recueil d’images, qui se trouve à la frontière de deux mondes, deux regards, qui tentent de s’aborder. Le photographe ignore comment ces femmes se représentent elles-mêmes dans leur désir et se mettent en scène dans leurs fantasmes. Il et elles se rencontrent sans savoir véritablement ce qui les attend, ni le résultat de cette expérience.
Le dispositif général des séances annoncé par Will Santillo est d’une grande simplicité : celui-ci se fait le plus discret possible, prend ses clichés sans éclairage artificiel, et souvent dans la presque obscurité. Son modèle – sa femme a par ailleurs participé au projet – est alors libre de s’installer comme elle le souhaite, de se masturber et de prendre le temps qu’il lui faut pour atteindre l’orgasme. À noter cependant que les mises en scène enferment certaines de ces femmes dans une imagerie très stéréotypée. On ne sait si ces dernières ont été guidées par le photographe ou si ce sont elles-mêmes qui en ont décidé ainsi, et cela a de quoi nous interroger.
La séance peut prendre quelques minutes, ou près d’une heure. Le moment est délicat pour certaines, qui y voient l’opportunité d’une thérapie, d’un empowerment, d’une façon de témoigner de la difficulté d’assumer leurs désirs et leurs pulsions sexuelles. D’autres femmes, au contraire, sont plus familières avec un certain exhibitionnisme et exposent sans problème leur capacité à assimiler sexe et épanouissement, dans une forme de jeu de rôle.
Le résultat photographique, lui, oscille entre un songe flou (notamment pour les photos prises avec très peu de lumière) et la mise en scène enjouée. Chacune de ces femmes chemine à travers son imaginaire, et la représentation qu’elle se fait d’elle-même et du plaisir. Ce qui leur permet parfois de faire face à de possibles barrières intérieures, dans le but de les franchir au mieux.
Regard extérieur et épreuve du réel
Le regard du photographe offre une réelle légitimité, qui est avant tout sociale – et donc problématique puisqu’on attend de la société qu’elle le valide. Devenant sujet de la photographie, le plaisir peut alors être considéré comme une chose sérieuse, importante. Abordant la masturbation dite féminine et son fantasme comme objets, le livre permet de mettre en avant l’imaginaire de certaines femmes, et ce dont il est nourri – y compris de mises en scène croisées dans la pornographie. Bien que parfois ambigu dans son imagerie, le travail de Will Santillo ne prétend pas dépasser ses failles esthétiques. Sa photographie tente simplement de créer un sentiment de proximité et d’intimité chez les spectateurs-rices face à ce partage onaniste.
Le livre privilégie un moment de dévoilement, sans non plus être dans le « tout montrer » et le « tout voir ». L’influence de ces normes sociétales (les codes de la « féminité » et du « sexy », la quasi-exclusivité de modèles blanches jeunes, cis et minces, l’épilation intégrale…) est en effet visible dans ces photos, pourtant annoncées comme étant réalisées sans mot d’ordre particulier.
Le photographe est en outre un homme, ce qui rappelle le paternalisme dont nous avons du mal à nous défaire. Notre soupçon que les codes sociétaux ont également influencé son regard, de manière insidieuse, n’est pas incongru. Il est donc important de s’intéresser aux propos recueillis par Dian Hanson, éditrice responsable de la collection érotique de Taschen. Ces textes expriment le ressenti de ces femmes à propos du projet et de leur parcours individuel. Ils permettent aussi de constater un décalage entre le rapport qu’elles estiment devoir entretenir avec leur sexualité et les conséquences que cette pression permanente peut avoir sur elles.
Les photos de cet instant clé qu’est l’orgasme montrent le moi que je ne vois pas quand je me masturbe, en dialogue avec mon imaginaire. Elles montrent ce que l’on voit de l’extérieur. Cette image atteste de la réalité dont je fais l’expérience, de cet instant sensationnel que je suis la seule à pouvoir vivre.
Sanctuariser l’intime
Le plus grand apport du livre est sa capacité à nous livrer la masturbation comme un lieu de recentrage, à sanctuariser l’intime. Prenons-le comme un essai, avec ses réussites et ses ratés. L’univers mental et émotionnel est convié à se sonder lui-même, devant parfois faire face à de vieilles blessures. Les mises en scène du désir, faites dans le but d’éprouver du plaisir et de l’assouvir, témoignent que le corps n’est pas seul à participer.
Car si pour un psychanalyste tel que Jacques Lacan, « il n’y a pas de rapport sexuel » – dans le sens où l’objet réel du désir est par nature inaccessible –, la masturbation est une zone d’ombre : on y est à la fois seul-e et habité-e par une avalanche de possibles.
Le plaisir, dans son dialogue avec le désir, répond avant tout à une disposition d’esprit et d’âme. Plonger à l’intérieur de soi-même nécessite de la patience, de la lucidité, mais également un subtil équilibre entre chavirement et confiance. Il peut aussi être un espace de déconstruction et de libération, un choix de ce que l’on veut être, une manière de s’approprier les codes et ce qu’ils signifient.
La Petite Mort se parcourt comme une tentative d’ouvrir un espace à un événement aussi banal et intime que l’orgasme. L’invitation est réjouissante, mais elle nous laisse parfois songeuses, à la lisière d’un champ à reconquérir. En parcourant les pages, nous ne pouvons qu’espérer le redécouvrir encore et encore, à travers des objectifs différents, pour que la représentation des sexualités évolue peu à peu, pour devenir aussi plurielles que celles de notre réalité.
Image de une : photographie extraite du livre. © Will Santillo
TASCHEN
09/03/2016
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Santillo s'est fixé pour mission de révéler la créativité avec lesquelles les femmes abordent l'autostimulation et d'immortaliser la beauté de ces femmes ordinaires dans les secousses de la jouissance - une beauté bien plus riche et diverse que ne la dépeignent les hommes dans la pornographie. [...]
Dian Hanson a interviewé 37 de ces femmes. Leurs propos candides sur le dépassement de leur inhibition, leur abandon à l'exhibitionnisme et sur ce qu'elles ont ressenti en atteignant ainsi l'orgasme devant l'objectif d'un étranger forment un écrin aux voluptueuses photos couleur sépia.