Après des semaines passées sur les routes à se faire connaître et à jouer en ouverture de Benjamin Biolay ou d’Andrew Bird, Clara Luciani sort Sainte-Victoire, un premier disque à la fois beau, déchirant et ravageur, qui pourrait bien s’imposer comme l’une des grandes réussites musicales du printemps.
Tout commence (ou presque) par un EP. Il y a un an, Monstre d’amour et ses quatre titres étonnants de vérité narraient les larmes, le désespoir, la solitude et, surtout, cette douloureuse éraflure amoureuse qui nous empêche d’avancer. Mais derrière la blessure intime naissait, en creux, une artiste dont on attendait la confirmation sur un format long, déjà prêt-e-s à voir en elle la dernière descendante d’une chanson française souvent malmenée.
À l’écoute de Sainte-Victoire, les cartes sont redistribuées, et le puzzle, plus riche encore, vient (re)composer la personnalité multiple d’une jeune créatrice décidément pleine de surprises. D’abord seule à la guitare sur scène au tout début de sa carrière, Clara Luciani avait enthousiasmé ses auditeurs-rices grâce à une voix chaude, reconnaissable entre mille, avant de séduire par son énergie et sa mélancolie contagieuses. Quelques mois plus tard, alors qu’on la retrouvait accompagnée, cette fois, par des musicien-ne-s, elle livrait, tout aussi déconcertante d’aisance qu’élégamment émouvante, une nouvelle facette d’un ouvrage hétéroclite semblant voguer sans difficulté du rock à la pop. Aujourd’hui, ce premier opus irrésistible navigue également de l’un à l’autre. Sa musique fait sens (et inversement) au cœur de problématiques modernes et universelles.
« Prends garde, sous mon sein, la grenade », prévient-elle dans « La Grenade », le morceau inaugural aux entournures tubesques. Une présentation fiévreuse en guise d’exutoire féministe pour celle qui va, dès lors, décliner en 11 titres toutes les phases de reconstruction éprouvées par une femme d’aujourd’hui qui tente de s’extirper des normes sociales et des injonctions. La mise en garde a beau être susurrée d’un timbre de velours, elle fait dangereusement écho au climat actuel de libération de la parole − et la résistance qui lui est faite − et inscrit d’emblée son disque dans une indéniable réalité. Un peu plus tard, le brillant « Drôle d’époque » enfonce le clou en détaillant le poids de la condition féminine et son désir de liberté.
Tout ici est question d’affranchissement, de reconquête, de catharsis parfois. Renaître à soi-même après la peine (« Comme toi », « Monstre d’amour »), après s’être oublié-e avec autrui (« On ne meurt pas d’amour »), en prenant des décisions souvent radicales (« La Dernière Fois »)… Le chemin est fait d’écorchures, mais il est transcendé par la transformation d’un chagrin d’amour en geste créatif. L’album de Clara Luciani révèle ainsi les quelques interstices d’un monde artistique qu’il nous restait à apercevoir. Elle nous conte la déchirure intime d’une personne avec un sourire au coin des lèvres et un ouragan de rage intériorisée pour seules armes.
Rares sont les premiers opus à atteindre un tel degré de maîtrise, à saisir le parfum d’une époque, sans céder à une suffisance éreintante. Clara Luciani réalise, d’entrée de jeu, un grand chelem qui laisse admiratif-ve et présage d’une évolution on ne peut plus prometteuse. En se permettant tout (de la ballade piano/voix à la reprise osée – « The Bay » de Metronomy devient « La Baie » !) dans un projet impeccablement travaillé, celle que l’on surnommait déjà « la nouvelle dame en noir » fait preuve d’une audace et d’une fraîcheur revigorantes, qui ne sont pas sans rappeler celles de Fishbach ou de Juliette Armanet. Alors que Sainte-Victoire était avant tout une référence à la montagne de son enfance, il est en fait un coup d’essai extraordinaire, un album signant l’arrivée par la grande porte d’une artiste résolument dans l’air du temps.