Un petit livre a fait son apparition chez les libraires fin mai 2018, et sa lecture est indispensable. Alors que l’été approche et que les magazines nous offrent mille et une options pour être « bikini ready » et perdre « ces kilos en trop qui nous gâchent la vie ! », Daria Marx et Eva Perez-Bello t’expliquent l’omniprésence de la grossophobie dans nos sociétés et la responsabilité des médias, des institutions et du patriarcat dans cette discrimination ordinaire. On n’est peut-être pas « bikini ready » à la rédac, mais on est certainement prêtes à détruire tous nos préjugés en lisant Gros n’est pas un gros mot.

 

Dans Fat is a Feminist Issue, Susie Orbach fait un constat : « Le poids est une réponse aux nombreuses manifestations oppressives d’une culture sexiste. […] Le poids met à mal les idéaux occidentaux de la beauté féminine et, en cela, chaque femme “en surpoids” crée une fissure dans le pouvoir de la culture populaire à nous transformer en simples produits. »* Dans ce livre, la psychothérapeute britannique développe l’idée selon laquelle les problématiques autour du poids sont étroitement liées à la société profondément inégalitaire et patriarcale dans laquelle nous vivons. La publication initiale de son essai date de 1978. Depuis, de nombreux travaux sont venus compléter ses textes, offrant une perspective plus inclusive sur le sujet.

Nous sommes en 2018, et en France, un ouvrage tente enfin d’exposer les liens entre poids et injonctions sociales, le tout analysé avec une grille de lecture féministe et intersectionnelle. En soi, Gros n’est pas un gros mot vient combler un vide trop longtemps ignoré, il est la manifestation d’une nécessité. Celle de formuler une discrimination qu’il nous faut désigner par son nom, la grossophobie, mais aussi de déconstruire toutes les préconceptions que nous avons concernant les personnes grosses, dans le but de changer les choses.

L’opuscule écrit par Daria Marx et Eva Perez-Bello se distingue d’abord par son accessibilité : il coûte 5 euros et se structure intelligemment par thématiques. Chapitre après chapitre, les deux militantes féministes nous prennent par la main, pour entrer dans les détails et explorer les conséquences de la grossophobie, particulièrement chez les femmes. En guise de conclusion, elles donnent des conseils pour être un-e bon-ne allié-e dans la lutte contre cette discrimination. Il y a ainsi le temps des constats et du commentaire, mais ceux-ci doivent inévitablement nous mener à l’action et au changement.

Gros n’est pas un gros mot a donc une dimension pédagogique très appréciable, sans pour autant être aride, inaccessible. Les deux autrices ne manquent pas d’humour, malgré un sujet très sérieux. Le besoin concret d’une prise de conscience généralisée est palpable à chaque page. Elles réussissent à s’adresser directement à nous grâce au style détendu de leur prose, à la portée de tou-te-s. L’autre grand plus de ce texte riche en données, informations et ressources est que celui-ci est régulièrement ponctué par des témoignages de personnes grosses. Cela crée un lien d’empathie immédiat, humanise des flots de renseignements, qui pourraient en décourager certain-e-s dans un premier temps.

Daria Marx et Eva Perez-Bello savent qu’elles doivent partir de l’origine du problème pour offrir une argumentation efficace et de potentielles solutions. Elles sont conscientes qu’il faut expliquer ce qu’est la grossophobie en tant que phénomène systémique, propagée par une société reposant essentiellement sur la diffusion de l’information par les médias, et donc l’image. Elles ont aussi en tête qu’il est primordial de rappeler des choses aussi évidentes que l’intention derrière leur démarche, tant leur combat est encore décrédibilisé : en abordant cela, elles ne font en rien l’apologie de l’obésité, mais désirent simplement « rendre aux personnes grosses leur espace, et la légitimité de l’occuper. Leur apprendre, en leur donnant la parole, qu’elles sont victimes de discriminations et que peu importe la raison pour laquelle elles sont grosses, elles ont le droit de revendiquer une égalité des chances et une paix d’esprit » (p. 13).

Les pressions exercées sur autrui dans nos sociétés occidentales sont grandes, et spécifiquement sur les femmes. C’est bien pour cela que Gros n’est pas un gros mot examine plus précisément ces thématiques-là. Par ce choix, les deux militantes rejoignent le postulat de Susie Orbach qui avançait que « le poids est un enjeu féministe ». Le livre de Daria Marx et Eva Perez-Bello montre avec justesse que la stigmatisation des personnes grosses commence dès le plus jeune âge. Que cette marginalisation se joue sur tous les plans : sociaux, culturels et intimes. « L’obésité est le symptôme d’une multitude de maux : la pauvreté, le manque d’accès à la diversité alimentaire, le mal-être social, la maladie mentale, et c’est sans doute encore plus flagrant chez les enfants », expliquent-elles (p. 32).

En France, tout pousse à invisibiliser les gros-ses, jusqu’à l’offre de vêtements en magasin. En moyenne, les femmes dans notre pays « mesure[nt] 1,62 m, pèse[nt] 62,4 kilos et s’habill[nt] en 42 » (p. 43). Pourtant, celles qui s’habillent au-dessus de la taille 42 doivent généralement trouver des stratagèmes pour se vêtir selon leurs goûts, ou passer par Internet. Pour Daria Marx et Eva Perez-Bello, cette invisibilisation des personnes grosses des espaces publics est préméditée, tant sur le Web que dans les métropoles : « On éloigne les acheteurs gênants pour l’image des centres-villes en plaçant les enseignes dédiées dans les zones industrielles (Kiabi, MS Mode…). C’est un astucieux stratagème. Il repose à la fois sur la grossophobie de la société française […], mais également sur une réalité économique : les gros sont majoritairement pauvres. Ils sont de plus en plus nombreux, certes, mais de plus en plus précaires » (pp. 44-45).

En une centaine de pages, ces « chroniques d’une discrimination ordinaire » constituent une ressource cruciale pour tou-te-s. Elles permettent de faire place à de véritables discussions, à des réflexions sur les différents aspects de la grossophobie, de la culture des régimes à la maternité, en passant par la représentation et le sexisme. En 2018, le défi à relever pour défaire les préjugés liés au poids est immense. Cela dit, s’il y a une chose que nous prouve cet ouvrage, c’est bel et bien que les solutions se trouvent assurément dans l’approche féministe et intersectionnelle. Petit livre, grosse claque.

 


*Fat Is A Feminist Issue, Susie Orbach, Arrow Books, 1998, p. 33 : « Fat is a response to the many oppressive manifestations of a sexist culture. […] Fat offends Western ideals of female beauty and, as such, every ‘overweight’ woman creates a crack in the popular culture’s ability to make us mere products ».

« Gros » n'est pas un gros mot Couverture du livre « Gros » n'est pas un gros mot
Flammarion
23/05/2018
128
Daria Marx, Eva Perez-Bello
5 €

Ce mot ne figure pas dans le dictionnaire, mais il désigne un phénomène réel et ordinaire. Chaque jour, les gros sont victimes de discriminations : si vous pesez 150 kilos, vous aurez du mal à trouver un travail (vous êtes présumé fainéant), à vous habiller (les magasins ne vendent pas de vêtements en taille 60), à vous soigner (il faudra dénicher un cabinet équipé pour vous prendre en charge, et la bienveillance n’est pas toujours au rendez-vous), à prendre l’avion (peut-être devrez-vous réserver un second siège), à vous faire prescrire une contraception, mais aussi à avoir un bébé si l’envie vous en prend...