Pour le retour de nos Mémorandom, faisons un petit voyage dans le temps. Alors qu’Aurore se laissait bercer par les premières chaleurs de l’été, elle décida de prendre la plume – ou plutôt le clavier. Dans son texte, la musique de Toto Cutugno fait danser les mots de Marguerite Duras. Tranquillement installée, la jeune femme se remémore avec attendrissement les émois amoureux d’un couple au mois de juin.
C’était à la bordure d’une grande ville française dans laquelle je pénétrais pour la première fois. C’était à un endroit où l’urbanisme est en transition, c’était là où les immeubles ratés de la seconde partie du XXe siècle côtoient ceux à l’allure plus assurée de l’époque napoléonienne. Je pressentais tambouriner non loin le cœur de la ville, mais je n’y étais pas encore. Je décidais de m’arrêter dans ce lieu hybride situé au croisement de deux mondes, le laid et le beau.
Les premières vraies chaleurs de l’année endolorissaient le mouvement des passant-e-s, et la lumière presque blanche d’un soleil tardif soulignait les peaux encore cafardeuses de l’hiver précédent. Des tilleuls verts accompagnaient les allées pleines de gravier, lequel, piétiné par les badaud-e-s, faisait crépiter le lieu.
Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruits − la ville n’est pas loin −
A des parfums de vigne et des parfums de bière…
Un café forain s’était momentanément installé entre deux tilleuls. Le café ambulant et tapageur affichait une carte avec un affriolant duo « Merguez-Frites » et une flamboyante « Salade Perroquet » dont le contenu n’était pas mentionné. Ma témérité et mon esprit romanesque m’ont poussée à considérer la Salade Perroquet. J’étais délicieusement curieuse de pouvoir avaler des bouchées de couleurs vives. Mais ma considération et mon amour de la cuisine simple m’ont fait privilégier le café allongé.
À côté de moi, un couple semblait se délecter de l’affriolant duo. Je les surveillais un peu honteusement. L’homme était maigre, mais son appétit et sa gourmandise s’étaient abondamment matérialisés dans son ventre. Le déséquilibre de ses formes donnait à son physique une allure chaotique. Par ailleurs, avec son pull pastel délavé sur ses épaules, il ressemblait à un notable de province qui aurait fait de mauvais placements ces dernières années. La femme, elle, semblait ailleurs. Elle avait des dents en quantité excessive de la couleur d’une vieille édition de La Dépêche et portait de hauts talons, probablement abîmés par un contact répété avec les graviers du lieu.
Je décidais de détourner le regard pour m’occuper de mes affaires et de mon café allongé d’un brun médiocre, et me replongeait dans Le Ravissement de Lol V. Stein. J’avais laissé la protagoniste, Lola, au moment où elle espionnait fébrilement un couple. Je me sentais furtivement proche du personnage de Marguerite Duras. Et savoir que mon destin avait rencontré, l’espace de quelques secondes, une figure imaginée par l’écrivaine m’avait vigoureusement électrisée.
Soudain, la musique retentit, le café tapageur diffusa brusquement et abondamment Céline Dion. La « Prière païenne » de Céline réveilla étonnamment les mots de Marguerite et « L’Italiano » de Toto finit de faire valser Lola, que j’imaginais, ivre, danser au bal de T. Beach.
Céline Dion, Marguerite Duras et Toto Cutugno s’attablèrent non loin du moi, à côté du couple. Lola Valérie Stein et moi-même les avons longtemps observé-e-s. Leurs contrastes étaient troublants, mais je pouvais sentir leurs jeunes regards amoureux se retrouver quelque part bien au-dessus de nous, un peu avant le soleil. Et je me suis réjouis de voir s’aimer sous les tilleuls deux âmes de 17 ans.
Œuvres et lieux cité-e-s :
- « Roman », Arthur Rimbaud, 1870
- Le Ravissement de Lol V. Stein, Marguerite Duras, 1964
- « L’Italiano », Toto Cutugno, 1983
- « Prière païenne », D’eux, Céline Dion, 1995
- Une grande ville française