Dans ces nouvelles aventures étrangement dépouillées d’éléments SF, Doctor Who revient à ses premières ambitions pédagogiques. Mais par-dessus tout, « Rosa » s’attaque au racisme, à son historicité et sa contemporanéité avec une intelligence rare, sans jamais édulcorer la réalité. C’est l’heure du récap de l’un des plus beaux épisodes du programme depuis « Vincent and the Doctor ».
[Spoilers !]
« An education makes you unstoppable. »
Comme souvent dans Doctor Who, le TARDIS contrôle la narration, et non la Doctoresse. Bien que cette dernière essaye de ramener ses compagnon-ne-s à Sheffield, son vaisseau, lui, s’obstine à atterrir à Montgomery, Alabama. L’année : 1955, la veille du fameux jour où Rosa Parks (merveilleusement incarnée par Vinette Robinson) décida de ne pas laisser sa place dans le bus qui la ramenait chez elle. Suivant des résidus d’énergie anormaux, le groupe de voyageurs-ses ne tarde pas à très rapidement faire sa connaissance. C’est elle qui s’interpose pour mettre fin à une altercation violente entre un homme blanc et Ryan, qui est noir. Il se fait gifler, alors qu’il tentait de rendre son gant à une dame, qui l’avait fait tomber. Seulement, à cette époque-là, certains États de l’Amérique du Nord pratiquent encore la ségrégation raciale. Dans cette scène, Ryan est soudainement dépossédé de son humanité par la haine d’autrui. Un moment brutal, choquant, mais une réalité qu’il semble encore essentiel de rappeler en 2018, lorsque notre présent fait les yeux doux à une époque que l’on pensait révolue.
Alors que la Doctoresse s’attache à comprendre pourquoi elle détecte des traces d’énergie Artron et les raisons de leur présence, l’on se replonge dans le racisme omniprésent du sud profond des États-Unis. L’enquête les mène peu à peu sur la piste de Krasko (Joshua Bowman), un meurtrier de masse réhabilité. Ce suprémaciste blanc du futur trop porté sur la gomina désire stopper le mouvement des droits civiques aux États-Unis. Heureusement pour la Doc et ses acolytes, sa liberté est régulée par un implant l’empêchant de tuer ou de blesser un autre être vivant. Mais cela n’interfère pas avec ses ambitions et ses actions visant à modifier la vie de Rosa Parks. Malgré toute la bonne volonté de la Doctoresse, qui s’efforce comme elle peut de raisonner avec lui, rien n’y fait. Elle parvient cependant à détruire son manipulateur de vortex et à lui voler son « expulseur » temporel – qui permet de déplacer des objets et personnes dans le temps –, et réduit ainsi significativement ses chances de réussite.
Pour la Doctoresse, Yaz, Graham et Ryan, l’enjeu est donc de permettre que l’histoire se déroule telle qu’ils et elles la connaissent. À chaque étape, l’équipe fait tout son possible pour que Rosa Parks se trouve dans le bus au moment M, ainsi que James Blake (Trevor White), le chauffeur présent ce jour-là, qui lui ordonne de se lever. Tout le monde s’affaire et Ryan tente de mettre à mal les plans de Krasko en convainquant les gens de prendre le bus, et ce afin qu’il soit suffisamment plein pour que la chronologie demeure inchangée. Il tombe nez à nez avec le meurtrier qui s’acharne à vouloir bloquer la route. Bien à l’aise dans son ignorance, celui-ci vomit sa gerbe raciste face à un Ryan las, mais déterminé. Le jeune homme répond à Krasko en l’envoyant dans le passé à l’aide de l’expulseur temporel : « Mate, you’re living in the past. In fact, you like the past that much, so why don’t you stay there? » Fort de son succès, il dégage le chemin et rejoint Rosa, Yaz, Graham et la Doctoresse dans le bus. Bientôt, la Time Lord réalise qu’ils et elles font partie des évènements (Oh hi temporal paradox my old friend, how I’ve missed you). Aucune option de sortie : il leur faut rester afin que Rosa Parks puisse refuser d’abandonner son siège.
Food for thoughts
« Les gens racontent que j’ai refusé de céder mon siège parce que j’étais fatiguée, mais ce n’est pas vrai. Je n’étais pas fatiguée physiquement, ou pas plus que d’habitude à la fin d’une journée de travail. Je n’étais pas vieille, alors que certains donnent de moi l’image d’une vieille. J’avais 42 ans. Non, la seule fatigue que j’avais était celle de céder », explique Rosa Parks dans son autobiographie, My Story. C’est à elle que l’épisode veut rendre hommage, en racontant sa vie avec une grande sincérité. On découvre cette femme à la morale infaillible, attentionnée, une couturière engagée qui a pris en charge sa propre éducation et qui discutait de justice sociale aux côtés de Martin Luther King. Durant 45 minutes, tous les autres personnages s’effacent au profil de celle qui changea le monde (et l’univers, précise la Doctoresse).
Avec « Rosa », la nouvelle saison revient finalement aux ambitions pédagogiques du programme. La version originale du show, dont la diffusion a commencé en 1963, se destinait à un public familial, et tout particulièrement aux enfants. C’était un peu le C’est par sorcier de la BBC, un moyen amusant d’initier et de sensibiliser les plus petit-e-s aux sciences et à l’histoire grâce au voyage temporel. Les aventures « historiques » de Doctor Who sont très attendues par les fans, quasi incontournables. On a déjà pu croiser Madame de Pompadour, Winston Churchill, Agatha Christie, la Reine Victoria et même Néfertiti. Cependant, ces dernières années, Moffat avait peu à peu dévié de la fonction éducative de la série.
En tout point, la construction narrative de « Rosa » n’a qu’une fonction : instruire l’audience et réhabiliter celle qui est aujourd’hui une icône de la lutte pour la justice sociale. La Doctoresse va jusqu’à noter sur un tableau de fortune des informations factuelles sur la militante afro-américaine. Le traitement de la discrimination raciale n’est en rien étranger à Doctor Who – ses méchants iconiques étant les Daleks, des créatures œuvrant pour des choses aussi réjouissantes que la « pureté de la race ». Cependant, jamais auparavant, le sujet n’avait été traité aussi frontalement et avec un tel ancrage dans notre réalité. Dans cet épisode, le racisme remis en cause est aussi bien individuel que structurel, et le privilège blanc de Graham et de la Doctoresse est ouvertement montré et formulé.
Le plus grand bouleversement de ce récit réside dans l’intelligence de son écriture. Un scénario que l’on doit à Chris Chibnall et à Malorie Blackman, autrice de littérature jeunesse et première femme noire à prendre la plume pour la série en 37 saisons. « Rosa » oblige le public à se confronter au racisme, passé, présent et futur. Il nous remémore l’historicité d’une lutte durement menée, ses répercussions et le chemin qu’il y a encore à parcourir. Ici, la seule parole valorisée à propos du racisme et de ses conséquences est celle des personnes racisées. C’est subtil, mais incroyablement important. « It’s easy for me here. It’s more dangerous for you. You can walk away from this », indique la Doctoresse à Yaz et Ryan. « Rosa Parks can’t. Rosa Parks doesn’t », rétorquent les deux protagonistes. Avec cette phrase, il et elle soulignent l’impossibilité pour les personnes racisées d’échapper au racisme. Peu importe sa manifestation ou la forme qu’il prend. Une vérité illustrée dans l’une des scènes clés de l’épisode. Alors que Graham et la Doctoresse tâchent de gérer un policier raciste, Yaz et Ryan se cachent. Il et elle partagent leur expérience contemporaine du racisme en Angleterre : les contrôles de police répétés et expérimentés par Ryan, l’islamophobie subie par Yaz quand elle se rend à la mosquée, les insultes qu’elle doit encaisser au travail.
Enfin, cet épisode émotionnellement chargé s’attaque aussi au genre de la science-fiction lui-même. L’une des fonctions essentielles de la SF est de contester le statu quo par la création d’alternatives et l’anticipation. Pourtant, dans la pop culture, celle-ci échoue souvent à atteindre ce but, Doctor Who en première ligne. Malgré des menaces de fin du monde, de possibles révolutions, l’on revient toujours à la case départ, à ce que nous connaissons et expérimentons. Néanmoins, en s’assurant que l’existence de Rosa Parks reste intacte, la Doc et ses compagnon-ne-s œuvrent à ce qu’un acte de désobéissance civile prenne place, celui qui mènera au boycott des bus de Montgomery et au mouvement pour les droits civiques mené par Martin Luther King. Par un savant jeu de renversement, Doctor Who dit en somme à ses spectatrices et spectateurs : face à l’injustice et face à la haine, proteste, désobéis, brise le statu quo. Ce sont des créations comme celle-ci qui nous rappellent inévitablement le véritable pouvoir de la pop culture.
En vrac :
- Stormcage, la prison dans laquelle était incarcéré Krasko est aussi celle où River Song était enfermée pour le meurtre du Docteur (spoilers, duh!). Est-ce… que… cela… veut… dire… QUE RIVER VA RETROUVER SON ÉPOUSE ? Don’t play with emotions Doctor Fucking Who. (Je vais hurler quelques minutes dans un coussin histoire de calmer mon excitation.)
- Merci aux petites touches de légèreté.
- On en apprend davantage sur Yaz, qui est brillante, positive et intuitive. Il me tarde de découvrir son histoire.
- La mention d’Emmett Till par Rosa Parks. Si tu veux en savoir plus, n’hésite pas à lire notre interview de l’historienne Deborah Willis.
- L’épisode avait un petit côté Timeless pas déplaisant.
- La propension de la Doc à donner des surnoms aux méchants me plaît énormément.
- Big up à Steve Jobs et Banksy, on est niveau Tahani sur l’échelle du name-dropping.
- La sobriété et la justesse du jeu de Jodie Whittaker dans cet épisode étaient vraiment parfaites.
- Les fins d’épisodes sur de la pop music par contre, sans vouloir être rabat-joie : bof.
- J’en profite pour te conseiller la lecture du livre Le racisme est un problème de Blancs, de Reni Eddo-Lodge (aux éditions Autrement).
Le troisième épisode de Doctor Who, saison 11, a été diffusé sur France 4 le jeudi 25 octobre 2018 à 22h45 en VOST.