Le 8 août 2018, Mary Shelley, réalisé par Haifaa al-Mansour, arrivait sur les écrans français. Ce biopic très romancé retrace la vie de la célèbre autrice de Frankenstein. Le long-métrage, malgré sa beauté et la réussite de sa réalisation, délaisse progressivement son sujet, jusqu’à nous perdre complètement.

 

Le film nous plonge dans les brumes de la ville de Londres, durant la première quinzaine du XIXe siècle. La petite Mary passe son enfance aux côtés de son père (l’écrivain William Godwin), sa belle-mère et sa demi-sœur, entourée des livres qui tapissent les murs de la librairie familiale. Sa mère, morte d’une septicémie à la suite de son accouchement, est une figure qui ne cesse de flotter dans l’ensemble de la fiction. Cette figure maternelle disparue n’est autre que Mary Wollstonecraft, mère du féminisme britannique à l’origine de Défense des droits des femmes (1792).

À l’aube de son adolescence, Mary Wollstonecraft Godwin (Elle Fanning) ressent le besoin de s’émanciper de l’autorité parentale, et entre en conflit avec l’épouse de son père. Elle ne veut pas des règles qui s’imposent à elle, refuse de s’occuper de la maison, de se marier. La jeune fille veut lire des livres et voyager. Mais son père l’envoie en Écosse, où elle fait la connaissance de son futur époux, le poète Percy Bysshe Shelley (Douglas Booth). C’est le début d’une relation passionnelle et intellectuelle comme il en existe trop peu.

 

L’histoire de la créatrice, plutôt que celle de la créature

L’histoire entre Mary et Percy, digne des plus grands romans d’amour, a pourtant un goût amer. Malgré les sentiments réels qui les lient, Mary réalise vite que son promis n’est pas qu’un poète fascinant, qu’un jeune homme aux brillantes envolées lyriques. C’est un homme qui, malgré ses idéaux progressistes et son intelligence, la néglige et n’obéit qu’à sa volonté égoïste. Le long-métrage nous montre avec une certaine justesse que Mary Shelley a été une femme désespérément seule durant une grande partie de sa vie, hantée par la mort de ses proches : sa mère d’abord, son enfant ensuite – dans la réalité, Mary Shelley est tombée cinq fois enceinte, quatre de ses grossesses sont arrivées à terme, mais trois de ses enfants sont morts peu de temps après leur naissance. À la fin du film, Mary n’a plus que son chagrin en guise de compagnie, à défaut d’avoir celle de Percy. Elle est totalement isolée, et son amant semble ne pas vouloir compromettre sa propre liberté et ses privilèges. C’est une femme qui doit continuellement justifier son existence et son identité.

Mary Shelley, réalisé par Haifaa al-Mansour, 2018. © Pyramide Films

Dans son long-métrage, Haifaa al-Mansour nous propose un regard fantasmé sur Mary Shelley, nous faisant découvrir toutes les thématiques qui amèneront l’autrice à écrire son Frankenstein : les sciences, la mort, la perte, la solitude, la résurrection. Elle tente de s’intéresser davantage à la femme, finalement inconnue aux yeux du grand public, plutôt qu’à sa célèbre création (et créature). La réalisatrice veut provoquer l’empathie des spectateurs et spectatrices envers celle qui a écrit l’un des livres les plus importants de notre littérature, et les grands questionnements qui le traversent : la solitude, la création, la mort, l’isolement, la différence. De là à faire un parallèle entre la créature et Mary, il n’y a qu’un pas : « En regardant autour de moi, je ne voyais et n’entendais parler de personne qui me ressemblât. Étais-je donc un monstre, une tache sur la terre, que tous les hommes fuyaient et désavouait ? […] Combien étrange est la nature de la connaissance ! Elle s’accroche à l’esprit, lorsqu’elle s’en est saisie, comme le lichen au rocher. J’aurais voulu parfois dépouiller toute pensée et tout sentiment ; mais j’appris qu’il n’était qu’un seul moyen de vaincre la sensation de la douleur, à savoir trouver la mort, état que je craignais sans pourtant le comprendre »*, faisait-elle dire à sa créature dans Frankenstein. Pourtant, l’envie de la réalisatrice d’expliquer l’œuvre en présentant l’autrice s’embourbe très vite dans les pièges de la romance, ou en tout cas de la romantisation de l’histoire entre Percy et Mary.

 

Une personne à part entière

En voulant montrer le rapport de domination entre Percy et Mary, Haifaa al-Mansour fait du personnage du jeune homme une figure omniprésente, effaçant peu à peu Mary au profit du poète maudit. Mary Shelley existait, malgré son amour pour lui : elle était une grande lectrice, passionnée par les sciences, fascinée par la mort et la possibilité de faire revenir les défunt-e-s à la vie. Avide de connaissances, elle a lu presque 700 ouvrages durant les huit années qu’elle a passées aux côtés de Percy Shelley. C’était une intellectuelle aux idées politiques progressistes, influencées par les écrits de sa mère et de son père. Elle n’était pas seulement l’autrice de Frankenstein ou la femme de Percy Shelley, mais une individue à part entière en avance sur son temps, et c’est ce que l’on peine parfois à retrouver dans le long-métrage.

Mary Shelley, réalisé par Haifaa al-Mansour, 2018. © Pyramide Films

Malgré quelques scènes bien ficelées, une photographie sublime et des acteurs-rices convaincant-e-s, Mary Shelley peine à redonner une véritable substance à celle que certain-e-s considèrent comme la mère de la science-fiction. Une femme dont les nombreux écrits dont on dispose aujourd’hui sont pourtant une source intarissable d’informations sur sa complexité et sa personnalité. Celles-ci semblent avoir été utilisées de manière très superficielle dans le film, lequel préfère la version romantique d’un amour maudit.

 

Des femmes effacées de l’histoire

Mary Shelley a beau avoir écrit l’une des fictions les plus célèbres et inspirantes de notre temps, il n’a pas été simple pour elle de composer avec les pratiques sexistes de son époque. Le film parvient à montrer les difficultés qu’elle a rencontrées lorsqu’elle tentait de se faire publier. Très jeune (elle avait 18 ans lorsqu’elle a écrit ce livre), elle a essuyé pléthore de refus, qui ont alimenté son sentiment d’injustice. À la fin du film, Mary s’insurge contre un éditeur qui rejette son œuvre, arguant qu’il n’est pas dans ses habitudes de publier des livres abordant de tels sujets, surtout écrits par une femme aussi jeune qu’elle. La scénariste Emma Jensen donne alors à l’autrice les moyens de se défendre dans un discours très féministe et moderne pour l’époque. Pourquoi cet homme est-il incapable de faire son travail en jugeant l’œuvre qu’elle a construite et écrit de sa main ?

Mary Shelley, réalisé par Haifaa al-Mansour, 2018. © Pyramide Films

Finalement, Mary trouve un éditeur qui accepte de la publier, à condition qu’elle le fasse de manière anonyme et que Percy signe la préface. En clair, l’idée est de faire croire que Percy est l’auteur de cette fiction révolutionnaire. Démunie, Mary accepte. Frankenstein est un succès critique comme commercial, et Percy est couvert d’éloges. Bien que les choses rentrent dans l’ordre – puisque celui-ci avoue finalement en public que l’œuvre n’est pas la sienne –, cette situation symbolise à elle seule la triste réalité. Celle de femmes qui ont vu leurs œuvres pillées et volées par des hommes, et souvent leur compagnon. Pour n’en citer que quelques-unes : l’artiste Margaret Keane, l’autrice Colette, l’actrice et inventrice Hedy Lamarr, la chimiste Rosalind Franklin, la généticienne Nettie Stevens, la romancière Zelda Fitzgerald, la pionnière de l’informatique Ada Lovelace, ou encore la physicienne Chien-Shiung Wu…

 

La pop culture pour réhabiliter les femmes

Fictionnaliser la vie de Mary Shelley permet de retracer historiquement les difficultés que rencontraient les autrices de l’époque pour faire reconnaître leur travail, et les artistes féminines en général. Il n’était pas dans les mœurs de louer des œuvres réalisées par des femmes, tous genres artistiques confondus, aussi brillantes soient-elles. On peut donc regretter que ce biopic de Haifaa al-Mansour n’arrive pas totalement à réhabiliter l’autrice, cédant trop souvent aux artifices de la fiction et de la romance, mais aussi à sa fascination pour la figure de Percy Bysshe Shelley.

La pop culture est pourtant un moyen efficace de nous rappeler à quel point les femmes ont dû se battre pour faire reconnaître leur travail, faisant gage d’une patience et d’un courage sans nom. Pour redonner leur place à ces personnes qui ont contribué à faire évoluer nos sociétés positivement. Nous devons garder à l’esprit que la grande majorité de la gent féminine a été muselée durant plusieurs siècles, nous privant ainsi d’œuvres et de réflexions qui auraient pu être bénéfiques à notre civilisation.

 

* Chapitre 13 de Frankenstein, ou Le Prométhé Moderne, Mary Wollstonecraft Shelley, traduction par Germain d’Hangest, Flammarion, 1993, p. 197-198.