Pour ses nouvelles aventures, Doctor Who explore le passé de la grand-mère de Yasmin au cœur du Pendjab des années 1950, en pleine partition des Indes. On nous emporte dans un voyage temporel plein de rebondissements, d’amour, de trahisons, de déchirements et d’espoir. Encore un épisode historique réussi pour la nouvelle série.
[Spoilers, baby!]
« I honestly don’t know whether any of us know the real truth of our own lives. Cos we’re too busy living them from the inside. »
Tranquillement installées à la table à manger, Yasmin, sa sœur et sa mère écoutent attentivement Umbreen (Leena Dhingra), la grand-mère. Elles sont réunies pour célébrer l’anniversaire de cette dernière. À cette occasion, la vieille dame offre un cadeau à chacune, dont une montre cassée à Yaz, qui espère entendre les récits de son vécu, de sa vie au Pakistan, de sa relation avec son grand-père. Mais Umbreen semble réticente. Plus tard, suggère-t-elle. Yaz, qui a désormais sous la main une Time Lord de luxe et une machine à remonter le temps, ne l’entend pas de cette oreille. Elle supplie la Doc d’emmener la Team TARDIS dans le passé de sa nani, grâce à la montre, ce qui pourrait être dangereux pour son avenir. « What’s the point of having a mate with a time machine, if you can’t nip back and see your gran when she was younger? » La gallifreyenne cède, puisqu’elle ne peut évidemment pas résister à l’appel d’une nouvelle aventure pleine de dangers !
Pensant arriver au cœur de Lahore dans les années 1950 et rencontrer les grands-parents de Yaz, la Doc et ses compagnon-ne-s atterrissent en pleine campagne dans la région du Pendjab. Un peu perplexes, ils et elles croisent un homme hindou, Prem (Shane Zaza), qui se déplace en charrette. Et, puisque le hasard n’existe pas, il est en chemin pour retrouver Umbreen (jouée jeune par Amita Suman). Très rapidement, les choses se compliquent. Umbreen est sur le point d’épouser Prem – qui n’est absolument pas le papi de Yaz –, bien qu’elle vienne d’une famille musulmane. À cette époque, ce n’est pas franchement accepté. Cerise sur le gâteau, leur arrivée coïncide avec la partition des Indes, en août 1947, quand l’empire colonial britannique a décidé en six semaines de tracer une frontière et de créer deux États indépendants sur le territoire : le Pakistan et l’Inde. Les conséquences furent dévastatrices, avec des millions de personnes déplacées et près d’un million de mort-e-s.
Comme si tout ça n’était pas assez complexe, il se trouve que des aliens traînent dans le coin avec la fâcheuse tendance de débarquer à chaque fois que des gens meurent. Et c’est exactement ce qui arrive au saint homme qui devait marier Prem et Umbreen. La Team TARDIS tente de déterminer ce qu’il se passe. Croyant d’abord à des attaques, la Doc identifie les deux créatures télépathes – tout droit sorties d’un groupe de black métal – comme faisant partie de l’espèce des Thijarian, « the deadliest assassins in the known universe ». Pourtant, si cela était vrai auparavant, après quelques rebondissements, la vérité est dévoilée : les Thijarians ne sont pas là pour tuer qui que ce soit, mais pour être les témoins de celles et ceux qui meurent seul-e-s et honorer leur mémoire. Ils sont en fait les seuls survivants de leur planète, totalement détruite. Et leur présence en Inde a donc une raison : accompagner les victimes de la partition, les millions qui perdront la vie, à commencer par Prem. Celui-ci, trahi par son frère, Manish (Hamza Jeetooa), est abattu quelques minutes après son mariage avec Umbreen. Le jeune homme, opposé à l’union, a prévenu ce que l’on identifie comme des nationalistes hindous, peu ouverts à la discussion. Prem tente de raisonner son cadet, mais rien n’y fait. Forcé-e-s à l’inaction – au risque d’effacer l’existence de Yaz –, les voyageurs-ses temporel-le-s retournent impuissant-e-s au TARDIS, alors qu’Umbreen et sa mère parviennent à s’échapper.
Food for thoughts
Quel est le rôle des histoires ? C’est ce que nous demande Doctor Who dans ce nouvel épisode. Celles que l’on raconte, celles que l’on nous raconte. Dans « Demons of the Punjab », la fonction narrative est examinée, décortiquée. L’histoire, celle que l’on se plaît à orner d’une majuscule, est la somme d’autres récits, souvent subjectifs. Comment peut-on se réapproprier cette fameuse histoire pour appréhender les bouleversements sociaux économiques actuels ? C’est à travers l’existence d’Umbreen que les spectatrices et spectateurs sont confronté-e-s à ces interrogations. La mission du voyage temporel est ici pédagogique et mémorielle : elle réhabilite le vécu de la grand-mère de Yaz à un niveau individuel, mais aussi celui d’une population tout entière dont le pays fut meurtri par les Britanniques. Le scénario de Vinay Patel − premier scénariste d’origine asiatique à écrire pour la série – se construit progressivement comme une exploration de consciences, et nous oblige à y faire face. En 2018, le travail de mémoire est plus important que jamais, dans un présent en proie aux tensions et déchirements, qui ignore son passé. C’est comme si nous n’apprenions rien des guerres, interroge Prem.
Le travail effectué par l’équipe sur les épisodes historiques de la saison 11 est réellement salutaire. Utiliser un show aussi populaire que Doctor Who pour sensibiliser l’audience à des faits historiques impactant encore aujourd’hui le quotidien est certainement brillant. Je ne suis pas certaine qu’une large partie du public soit renseignée sur la partition des Indes. Avec ceci en tête, s’initier à ces événements tragiques via la pop culture devient nécessaire. Surtout quand c’est fait intelligemment, à l’aide d’une histoire aussi vieille que l’humanité : l’amour impossible de deux êtres que la société voudrait séparer. Alors que l’Inde se divise, Prem et Umbreen veulent s’unir. C’est simple, et pourtant très beau. Et cette grâce, cette sensibilité, se ressent aussi dans la réalisation et la somptueuse photographie.
Lors de mes précédents récaps, j’ai pas mal exploré la fabrication des « méchants » dans le relaunch, car c’est à mes yeux l’un des aspects les plus intrigants et intéressants depuis le début (j’en parle là, et là). Leur vocation narrative se distingue assez brutalement de ce qui a été fait auparavant. Il n’y a aucun manichéisme dans la création de potentiel-le-s antagonistes. Et lorsque ces vilains sont franchement détestables, ils incarnent un problème qui les dépasse à un niveau individuel : ils sont les rejetons d’un système, d’une idéologie. Ici, les « démons » sont en fait des aliens, lesquels, alors qu’ils sont supposés être des assassins, sont en fin de compte les ultimes survivants de leur espèce, des meurtriers repentis. Les Thijariens incarnent les témoins des mort-e-s anonymes, ils sont des sortes de gardiens du grand voyage des oublié-e-s de l’univers. La véritable figure d’opposition est en réalité Manish, le petit frère de Prem. « He spends too much time reading pamphlets, listening to angry men on the radio. » Et encore, rien n’est évident dans son parcours, et ce qui l’a notamment conduit à trahir sa propre famille sur l’autel d’une idéologie extrémiste.
Ce qui m’amène à mon constat final, qui m’est venu comme une illumination en regardant « Demons of the Punjab » : la série élabore une dimension contestataire du témoignage. Bien sûr, la Team TARDIS, qui se promet constamment de ne pas interférer, ne fait que ça. Mais à quel point ? Comme dans « Rosa », à terme, la joyeuse équipe se voit forcée à l’inaction. Afin de s’assurer que Yaz ne détruise pas le passé de sa nani, ce qui signifierait qu’elle disparaîtrait, ils et elles doivent laisser les événements se dérouler, tout en sachant que ceux-ci mèneront au décès de Prem. Discrètement, l’on voit se façonner une sorte de poétique de l’action par l’inaction. Parce qu’en dépit du fait que rien ne puisse sauver le bien-aimé d’Umbreen, la cérémonie du mariage se déroule sans accroche. L’union d’une femme musulmane et d’un homme hindou à la frontière entre le Pakistan et l’Inde a ce qu’il faut de symbolique pour capter l’attention, et la Doc et ses compagnon-ne-s veillent à ce que cela se produise. C’est un soutien affiché à un geste de rébellion contre l’ordre établi – comme cela était le cas pour Rosa Parks.
Je ne suis pas spécialement friande de romances, mais quand je me donne la peine de les aimer, elles se doivent d’être shakespeariennement grisantes (le fratricide n’est pas optionnel). C’est mon talon d’Achille, je l’avoue. Oui, en 2018, j’ai tiré un peu de réconfort dans un échange de vœux aussi purs, dans cet acte sincère d’une promesse que l’on se fait malgré tout. Mais surtout, Vinay Patel nous parle d’amour dans son sens le plus beau et le plus majestueux, qu’il soit familial, amical, passionnel : « I know there aren’t many certainties in any of our lives. But Umbreen, Prem, what I see you in you is the certainty you have in each other. Something I believe in my faith. Love, in all its forms, is the most powerful weapon we have. Because love is a form of hope and, like hope, love abides in the face of everything. » *Tends un mouchoir*
En vrac
- Ok, le sonic screwdriver, c’est un peu la baguette magique de Doctor Who. Mais – et je ne pensais pas écrire ça un jour – trop de sonic screwdriver, c’est trop.
- On aime toujours plus : Graham. On a très peur : pour sa vie.
- Encore un épisode magnifiquement mis en musique par Segun Akinol.
- La thématique de la famille (celle que l’on hérite, celle que l’on se crée) est aussi très présente depuis le début de la saison, et vaudrait le coup d’être longuement explorée… Dégote-moi un TARDIS pour remonter le temps, et je rédige ça illico presto.
- Bien que je sois totalement convaincue par la direction prise dans ce nouveau Who, je ne serais pas contre un épisode s’intéressant de plus près à la Doctoresse, à son histoire.
- C’est bien beau de teaser le fait que la Doc a officié le mariage d’Einstein, mais maintenant, je veux des preuves. Merci.
- « They can surprise you, demons. »
- Doctor Who joue au petit chimiste.
- Et on aime ça.
- Vraiment.
- « Chicken poo. »
- Bonus lecture : « Is Doctor Who finally getting it right on race? », Martin Belam, The Guardian, 13 novembre 2018.
Le sixième épisode de Doctor Who, saison 11, a été diffusé sur France 4 le jeudi 15 novembre 2018 à 22h45 en VOST.