Doctor Who nous emporte dans un nouvel épisode à la fois léger et sombre, absurde et pertinent, rétro et contemporain. Des aventures au cœur d’un futur capitaliste où la culture de l’entreprise a clairement pris des dimensions gigantesques et où l’humain est devenu insignifiant. Si Amazon te fout des angoisses de fins du monde et que pour toi, l’avenir de l’intelligence artificielle, c’est plus ambiance Black Mirror que Wall-E, alors « Kerblam! » devrait te plaire.
« I would respectfully suggest that you can’t trust your system. »
[On veut quoi ? Des spoilers ! On les veut quand ? Maintenant !]
Team Tardis débarque sur la lune de la planète Kandoka, où est installé le bâtiment gigantesque de Kerblam, une corporation dédiée à la livraison de colis à travers les galaxies : « Six hundred million products, 10,000 employees, the biggest human workforce in this galaxy. » Et la taille du lieu comme le nombre de travailleurs-ses pourraient être une épine dans le pied de nos enquêteurs-rices en herbe, qui décident de faire une petite mission d’infiltration suite à la réception d’un appel à l’aide.
La Time Lord et ses compagnon-ne-s répondent toujours positivement à de telles demandes, et la (ré)génération de Jodie Whittaker ne fait pas exception. Pour faire court, Kerblam, c’est un peu la version dystopique d’un détaillant en ligne type Amazon, mais au sein d’un futur automatisé, où les machines auraient pris le contrôle de 90 % des charges de travail et où les humain-e-s ne seraient embauché-e-s que par l’exigence d’un quota. La main-d’œuvre est constituée des TeamMates, « the friendly face of the system » (ou pas). L’entrepôt de Kerblam, c’est en même temps le cauchemar de ton tonton encarté à la CGT et de tou-te-s les enfants qui soupçonnent leurs jouets de s’animer la nuit pour menacer leur vie (ou ce n’était que moi ?). Les employés mécaniques et les facteurs-livreurs sont des robots hyper angoissants – « that’s robophobic ! » –, mais a priori non menaçants.
Pourtant, les voyageurs-ses temporel-le-s savent que quelqu’un-e est en détresse. Ils et elles font la connaissance de plusieurs employé-e-s humain-e-s, dont l’agent d’entretien Charlie Duffy (Leo Flanagan) et la chargée des expéditions Kira Arlo (Claudia Jessie). La Doc, Yaz, Graham et Ryan mettent tout en œuvre pour trouver l’expéditeur-rice du message, mais la gallyfreyenne décide rapidement de faire sauter leur couverture en constatant de la disparition alarmante de sept employé-e-s, dont Dan Cooper (Lee Mack), avec qui Yaz avait sympathisé. La Doctoresse prend les devants, elle accuse les responsables des RH, Jarva Slade (Callum Dixon) et Judy Maddox (Julie Hesmondhalgh), qui paraissent plus victimes de leur incompétence et de leur sujétion au système que franchement méchant-e-s.
Après quelques complications et émotions, la Doc réalise que la missive n’a pas été envoyée par une personne, mais par l’intelligence artificielle – consciente – de Kerblam. Celle-ci, compromise par Charlie, qui a infiltré la société dans l’espoir de créer une révolution contre les robots, tente de se défendre. Le plan du pseudo révolutionnaire aux ambitions de meurtrier de masses ? Utiliser un grand nombre de postiers Kerblam pour livrer des colis piégés (AVEC DU PAPIER BULLE TUEUR, OUI) aux client-e-s, et ainsi provoquer un retournement de l’opinion publique contre l’automation généralisée. Si la Doc est totalement pour un monde plus égalitaire, elle est inconditionnellement opposée à la violence. Elle parvient donc à arrêter Charlie, qui meurt assez vainement. Pour autant, il semblerait que suite à ces aventures, la politique de l’entreprise soit bel et bien sur le point de se transformer… radicalement (ou pas, sincèrement, l’univers dépeint ne donne pas beaucoup de place à l’optimisme).
Food for thoughts
La comparaison avec Amazon est immédiate et évidente. Mais il va sans dire que la dénonciation est applicable à l’ensemble des corporations géantes. Leur hégémonie économique et leur productivité faite sur le dos des travailleurs-ses constamment surveillé-e-s sont ici pointées du doigt (ou du sonic screwdriver). Kerblam, spécialisée en livraisons ultras Prime intergalactiques – vivement la téléportation ! – et dont les entrepôts occupent une lune entière, n’est pas sans rappeler la compagnie de Jeff Bezos, homme le plus riche de la Terre depuis 2017. L’épisode satirique est assez chargé narrativement, malgré une structure relativement classique pour Doctor Who. La série fait un cadeau empoisonné au monde des affaires, s’amusant des travers de celui-ci pour les dénoncer : de l’inaptitude dévastatrice de cadres incompétents à la maltraitance du personnel en passant par l’élimination de l’humain dans la culture de l’entreprise – à tous les sens du terme.
On retrouve les marottes de cette saison 11, avec une attention spéciale portée à la famille, un sujet présent depuis le début. Mais là où « Kerblam! » se distingue sensiblement, c’est qu’il offre un angle différent à cette thématique à l’aide d’un détournement de tropes connus de la science-fiction (et principalement ceux qui entourent la menace technologique). Au milieu de la gigantesque entreprise, l’on fait la rencontre de deux individus en particulier, Dan et Kira (RIP). D’une manière ou d’une autre, il et elle sont aliéné-e-s par leur boulot : l’un ne voit quasiment plus sa fille et consacre l’intégralité de son argent pour payer ses études, l’autre n’a jamais connu ses parents et s’abstrait de la réalité en vivant dans son imaginaire. En partant de leurs expériences, le scénariste Pete McTighe confronte les spectatrices et spectateurs : notre emploi nous donne-t-il vraiment un but ? Définit-il qui nous sommes en tant que personnes ? « Certains boulots, peut-être », répond Ryan, qui avant de voyager avec la Doc travaillait aussi au cœur un entrepôt. Mais certainement pas ceux proposés chez Kerblam.
Pour notre actuel président français, philosophe à l’empathie équivalente à celle d’un vieux flan, il y aurait « les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien ». Cette phrase pourrait être le slogan de l’avenir capitaliste imaginé dans cet épisode de Doctor Who. L’automation a créé un chômage technologique de masse pour les humain-e-s – qui sont par essence moins efficaces que des machines –, et leur présence dans des compagnies comme Kerblam n’est assurée que par des quotas garantissant un minimum de travailleurs-ses « organiques ». Kira, elle, suggère qu’il faut s’estimer heureux-se de bosser ; Charlie, à l’opposé, ne veut pas se satisfaire de ce qui est possible : « They want us to be grateful that 10% of people get to work. What about the other 90%? What about our futures? » On ne sait pas grand-chose du quotidien sur la planète Kandoka, mais le peu qui nous est révélé ne fait pas rêver.
Avec cet épisode fun à regarder, bien rythmé, propre dans sa réalisation, Doctor Who aborde des sujets complexes et actuels. La critique de cette entreprise dirigée par une IA armée d’une conscience, se fait à la fois sur les conséquences du néolibéralisme et de sa politique de la rentabilité à tout prix, mais aussi sur l’aliénation au travail et de l’utilisation de la technologie par les êtres humains. Quel est le sens profond de l’existence, qu’attend-on d’elle ? Doit-on se contenter d’un système inégalitaire ? Faut-il s’insurger violemment contre celui-ci ? Pour la Doc, la réponse serait à mi-chemin.
À l’ère de la démocratisation de la domotique, tout cela vient parler directement à nos peurs, très contemporaines. À chaque révolution technologique, le pire est présumé. Mais évidemment, tout dépend de ce que l’on en fait. La vraie interrogation semble être : « Sommes-nous nos pires ennemi-e-s ? » Au fond, la question de notre responsabilité est centrale, figurée par le twist final. Resterons-nous apathiques face à ce capitalisme destructeur ? Privilégierons-nous les machines aux dépens des individus ? « The systems aren’t the problem. How people use and exploit the system, that’s the problem », dit la Doc à Charlie qui s’apprête à tuer des milliers de gens au nom de ses idées. Même si elle s’oppose catégoriquement à la stratégie du jeune homme, une minute après, elle finit littéralement par faire sauter le sous-sol de l’entrepôt. La complexité de l’angle choisi, de cette finalité désenchantée nous laisse un peu confus-e-s et libres de tirer nos propres conclusions. En cette scène de destruction, j’entraperçois personnellement une allégorie quelque peu révolutionnaire, radicale et non violente (à l’égard d’autrui, mais pas forcément des biens). Parfois, il faudrait donc partir d’en bas pour changer les choses, démolir pour mieux rebâtir.
En vrac :
- DEADLY BUBBLE WRAP!
- Aucune autre série que Doctor who n’est capable d’instiller chez son public une peur panique du papier bulle.
- Les clins d’œil aux Docteurs de Matt Smith et David Tennant étaient si cool.
- Venusian Aikido FTW!
- À la fin de « Kerblam! », je me suis longuement questionnée sur la nécessité de la mort brutale de Kira. Et cela se joint à la façon dont le commentaire social de cet épisode est amené. Il y a une sorte d’ambiguïté dans le traitement fait ici, et peut-être est-ce une bonne chose. Cela laisse au public le loisir de se faire ses propres opinions. Mon avis n’est pas arrêté, mais j’ai en tout cas été interpelée par le twist, qui provoque un sentiment paradoxal. Les agissements de l’IA consciente et ceux de Charlie sont répréhensibles, et il n’y pas vraiment d’alternative offerte tant la réalité de « Kerblam! » est sombre.
- Il est intéressant de voir qu’arrivé à l’épisode 7, la régénération de la Doc est encore en cours. Maintenant : DO SOMETHING ABOUT IT, DOCTOR WHO.
- Un truc vraiment cool, c’est de voir que la Team TARDIS est désormais complètement à l’aise dans son mode de fonctionnement. Tout le monde prend les devants et fait preuve d’initiative.
Le septième épisode de Doctor Who, saison 11, a été diffusé sur France 4 le jeudi 22 novembre 2018 à 22h45 en VOST.