Depuis le début de la saison 11, il manquait à ce nouveau Doctor Who une certaine touche de bizarrerie. Ce déploiement de l’absurde jusqu’au-boutiste si caractéristique de la création britannique, qui la rend à la fois unique et précieuse. Avec cet épisode, les amoureux-ses de la série retrouveront ce sentiment si particulier, ce mélange de loufoquerie et de grands élans existentiels. « It Takes You Away » est un conte où l’imaginaire et la mélancolie font loi, et c’est à prendre ou à laisser.

 

« You want a whole universe. Someone who has seen it all, and that’s me. I’ve lived longer, seen more, loved more and lost more. I can share it all with you. Anything you want to know about what you’ve never had. »

 

Pour une raison inconnue, la Team Tardis atterrit au milieu de la forêt norvégienne en 2018. Au cœur de la faune somptueuse – et après le passage suspect d’un mouton – ils et elles repèrent une petite maison au loin. En dépit du froid, la cheminée n’est pas allumée, ce qui éveille immédiatement les soupçons de l’équipe… et leur envie d’aller voir ce qu’il s’y passe. L’habitation barricadée de planches semble au premier coup d’œil vide. Pas le temps de dire sonic screwdriver que Graham, Yaz, Ryan et la Doc sont en train de fouiner, et font la rencontre de Hanne (Ellie Wallwork). La jeune fille – qui est non voyante – vit seule. Elle attend le retour de son père, Erik (Christian Rubeck), avec qui elle s’est installée ici suite à la mort de sa mère, Trinne (Lisa Stokke).

Hanne est terrifiée. Les apparences sont douteuses, mais elle est certaine que son père ne l’a pas abandonnée, et continue de le chercher dès qu’elle le peut. Néanmoins, celui-ci a l’air d’avoir mystérieusement – et définitivement – disparu, laissant son enfant derrière lui alors que tout porte à croire qu’un monstre erre dans les bois. En explorant la maison pour tenter d’en savoir plus, la Doc et ses compagnon-ne-s découvrent un miroir étrange… qui ne les reflète pas. « We’d know if we were vampires, right? », questionne Ryan. Une interrogation légitime au vu des circonstances. Le miroir n’en n’est évidemment pas un… mais un portail interdimensionel ! Joie. La Doc, Yaz et Graham décident d’aller de l’autre coté du miroir, telle la célèbre Alice, alors que Ryan est missionné de veiller sur Hanne et d’élucider le mystère du monstre sylvestre. Une fois ses ami-e-s parti-e-s, il déniche des enceintes installées à l’extérieur, diffusant des bruits effrayants à des heures précises. Le jeune homme comprend que le père volatilisé a installé ce dispositif pour que Hanne reste à l’intérieur.

Doctor Who, saison 11, épisode 9, écrit par Ed Hime, réalisé par Jamie Childs, 2018. © BBC Studios

De l’autre côté du portail, le groupe explore l’antizone, une zone tampon générée automatiquement quand l’univers est en grand danger, et ce afin de le protéger. Sombre et inquiétant, ce lieu onirique bichromique, teinté de rouge et de bleu, paraît tout d’abord désert. Toutefois, il et elles tombent sur le fallacieux Ribbons (Kevin Eldon), un alien peu ragoûtant – sorte d’incarnation de la gloutonnerie. Il accepte de les accompagner en échange du sonic screwdriver de la Doc. Malgré quelques entourloupes et la menace de finir dévoré-e-s par des mites géantes, tout le monde parvient à sortir de l’antizone sain et sauf.

Et là, sous les yeux ébahis de nos visitrices et visiteur d’un jour, se dévoile une réalité parallèle où tout, bien que similaire, paraît légèrement différent. Erik est présent dans la maison alternative, avec son épouse – qui est censée être décédée. Et elle n’est pas la seule ressuscitée, puisque Graham revoit Grace, ou du moins un double très ressemblant de celle-ci. La Doc sait qu’il n’est pas possible pour les mort-e-s de revenir à la vie. Elle en déduit qu’elle a atterri dans un univers conscient dont le mythe lui était conté par l’une de ses grands-mères : le Solitract. Celui-ci, incompatible avec les lois de notre propre univers, aurait été expulsé par ce dernier avant sa création. « Think of it like a kid with chickenpox, nuclear chickenpox, who wants to join in but always ends up infecting everyone else. » Visiblement, cet univers ne s’est jamais résigné à son bannissement. Il désire ardemment trouver un-e compagnon-ne pour ne plus être isolé. Et c’est à cette fin qu’il a créé une variante idyllique de la réalité. Pourtant, plus le nombre de personnes qui y pénètrent croît, plus les risques d’annihilation grandissent, la situation déstabilisant peu à peu l’antizone.

À coup d’arguments pour convaincre chacun-e de rejeter le Solitract afin d’en être éjecté-e, la Doctoresse essaye tant bien que mal de limiter les dégâts. Mais Erik refuse de quitter sa femme. La gallifreyenne offre donc de rester à sa place, ayant une plus grande valeur pour l’entité, puisqu’elle est une voyageuse intergalactique de quelques milliers d’années aux connaissances incalculables. Et cela fonctionne. Tout le monde est expulsé, à l’exception de la Doc qui se retrouve à converser avec le Solitract – lequel a choisi de prendre l’aspect d’une grenouille parlante (et pourquoi pas ?). Malheureusement, la simple présence de la Time Lord risque de briser l’équilibre. Triste mais compréhensif, le petit amphibien aux grands pouvoirs la laisse partir, avec pour unique consolation le fait d’avoir trouvé en celle-ci une nouvelle amie.

 

Food for thoughts

Il y a des moments où, confrontée à la brutalité de la vie, il ne semble subsister aucune échappatoire. Puis, j’ouvre un livre, je lance un film ou une série, et des réalités alternatives s’offrent à moi, comme autant de mondes rêvés. Si cette fuite du réel est facilitée par la culture, elle peut aussi investir une forme plus intime, un recueillement en moi-même, au sein de ma psyché. En mon âme se déploient mille galaxies fabuleuses, que rien ni personne ne peut souiller, abîmer. Alors, en regardant « It Takes You Away », je n’ai pu contenir mon émotion, crue, viscérale. Un beau sentiment de peine et de douceur. Car c’est bel et bien tout cela qu’évoque ce voyage halluciné – et trop court – vers nos univers intérieurs et infinis. Et si tu parviens à te débarrasser de tous tes a priori, de ton cynisme, alors peut-être toi aussi seras-tu envoûté-e par ce maléfice exquis. Pour aimer Doctor Who, savoir se détacher de sa raison est souvent indispensable. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut absorber cette médecine douce et métaphysique destinée à guérir les maux de l’existence, à enfin accepter un lâcher-prise salvateur dont seule la série britannique a le secret.

Doctor Who, saison 11, épisode 9, écrit par Ed Hime, réalisé par Jamie Childs, 2018. © BBC Studios

Tout commence de façon presque classique : un mystère ne demande qu’à être élucidé, sur fond de phobie enfantine et de crainte qu’un monstre terrifiant soit sur le point d’attraper sa prochaine proie. Mais rapidement, les spectatrices et spectateurs réalisent que tout cela n’est qu’un mensonge élaboré pour faire peur à Hanne et la maintenir captive chez elle en l’absence de son père. Le cœur du récit – sa véritable substance – est ailleurs. Depuis le début de cette saison, Doctor Who a au centre de sa narration des thématiques identifiables : la famille, l’amour, la perte, le deuil et l’abandon. Chaque protagoniste les expérimente à des niveaux différents. Ici, le scénariste Ed Hime souhaite les y confronter par une puissante allégorie filmique. Et son invention est ingénieuse. Quoi de mieux que ce Solitract désespérément en recherche d’un-e compagnon-e pour symboliser la quête universelle de l’appartenance. Si le synopsis de base a tout d’une histoire whoesque avec ce qu’il faut de rebondissements, d’action, d’humour, d’émotions et d’absurde, l’exécution dépasse le propos initial.

Comment ne pas voir en « It Takes You Away » une somptueuse mise en images de la condition humaine ? De l’expérimentation de la mort, de l’abandon, de la dépression ? L’épisode figure la manière que nous avons de nous créer des microcosmes intimes idéaux, où aucune loi ne s’applique, et ce afin de supporter la douleur d’être. Des refuges profonds que l’on bâtit depuis rien si ce n’est notre imagination, où l’on peut fuir en toute liberté. Pourtant, le message est clair : les illusions peuvent aussi être des pièges. Lorsque l’on s’y perd, on néglige ce qui importe. On s’ostracise jusqu’à blesser celles et ceux que l’on aime, jusqu’à s’omettre soi-même. Peu à peu, le public explore aux côtés des personnages les chemins de l’acceptation, ceux que l’on emprunte pour se reconstruire et avancer. Ce n’est pas une injonction à passer à autre chose, plutôt la possibilité d’apprendre à vivre avec ce qui nous accable, ce qui nous manque, sans jamais oublier de profiter pleinement.

Comme le Solitract, nous voulons trouver nos semblables. Nous sommes toutes et tous à la recherche d’un-e autre pour nous accompagner jour après jour, pour apaiser la solitude, sa part de violence. Cet-te autre tant désiré-e est tel un univers entier fait d’os et de chair, infini et complexe, avec qui il est possible de partager et d’aimer. C’est finalement une sublime morale sur l’importance de l’amour, de l’autre et de nos existences mutuelles qui se déroule, jusqu’au grand final, effarant. Alors, assez inhabituellement pour Doctor Who, les menaces d’extinction de l’univers se font ici à échelle individuelle. Mais comme toujours, la Doc est là pour sauver le monde.

 

En vrac :

  • La fin est sans hésiter l’un des plus jolis moments de télévision que j’ai vu ces dernières années. D’une part, rien ne bat un univers conscient prenant l’apparence d’une grenouille parlante, mais surtout, la réponse de la Doc au Solitract, qui par la mise en scène s’adresse directement à nous, est juste incroyable (merci le ciel pour Jodie Whittaker) (non je n’ai pas pleuré) (peut-être un peu).
  • « You are… the maddest, most beautiful thing I’ve ever experienced, and I haven’t even scratched the surface. I wish I could stay. But if either of us are gonna survive, you’re gonna have to let me go, and keep on being brilliant by yourself. […] But if you do this, I promise you and I will be friends forever. »
  • La photographie (Denis Crossan) et la musique (Segun Akinola) sont absolument fantastiques, et le récit n’aurait pas un tel impact sans cela.
  • Il y a tellement de choses géniales à saluer dans cet épisode, de l’élaboration de l’univers visuel de l’antizone, à la créature cauchemardesque Ribbons of the Seven Stomachs, aux ballons rouges et autres mites dévoreuses de chair en passant par l’évocation de la rébellion terrestre des moutons en l’an 2211 (j’attends un spinf off dédié à la « Woolly Rebellion »)…
  • Le titre est lui-même évocateur. Pour Hanne, ce qui menace de l’emporter est le monstre créé par son père. Et pour nous, spectatrices et spectateurs, il s’agit tout simplement de la souffrance. Ce sentiment qui emporte tout sur son passage.
  • J’ai pu entendre mon cœur se briser quand Ryan appelle Graham « grandad». Too. Much. Feelings.
  • La Doc a eu sept grands-mères ? Quoi ? Je veux des explications, merci.

Le neuvième épisode de Doctor Who, saison 11, a été diffusé sur France 4 le jeudi 6 décembre 2018 à 22h45 en VOST.