Pour l’anniversaire de sa naissance, Deuxième Page met en lumière une théoricienne, autrice et militante incroyable et pourtant méconnue : Eleanor Marx.
« Et d’abord, une idée générale qui concerne toutes les femmes. La vie de la femme ne coïncide pas avec celle de l’homme. Leurs vies ne se croisent pas ; dans de nombreux cas, elles ne se touchent même pas. Par conséquent, la course de la vie est retardée. »1 – Eleanor Marx et Edward Aveling, « The Woman Question », 1886
Fille de la figure intellectuelle montante et controversée Karl Marx, Eleanor Marx voit le jour le 16 janvier 1855 à Londres, au sein d’un contexte quelque peu singulier : Karl Marx, considéré comme terroriste et ennemi de l’état, est sous surveillance continuelle. L’Angleterre est le seul pays où la famille peut s’installer après avoir fui l’Allemagne, la France et la Belgique. La situation financière du foyer est compliquée, elle vit de manière spartiate dans un petit appartement dans le quartier populaire et multiculturel de Soho. Friedrich Engels, qu’Eleanor considère comme un second père, est très présent et soutient la famille.
Son père lui fait l’école à la maison et l’initie aux textes politiques, à la littérature et à l’apprentissage des langues. Elle grandit au sein d’un terrain intellectuel bouillonnant où Karl partage avec elle ses réflexions et inspirations, en parallèle de l’écriture de ses essais. Très proche de sa fille, il adapte même ses théories en contes pour enfants pour les lui transmettre. Elle développe un esprit vif et curieux, si bien que le communiste la considère comme son égale et lui confie l’organisation, la rédaction et la traduction de ses travaux, qui deviendront Le Capital que nous connaissons.
Eleanor porte ainsi l’héritage de son père après sa mort en 1883, mais pas seulement : investie de l’objectif d’appliquer concrètement ses théories, elle se bat sur le terrain pour la défense des droits des travailleurs-ses et des femmes, dans les grèves et par l’écriture de textes engagés. Femme libre, elle quitte d’elle-même le foyer familial et devient professeure afin d’acquérir son indépendance financière. Puis, elle se consacre majoritairement au militantisme : à la tête de syndicats, elle lutte pour les droits des classes populaires et passe près de 20 ans de sa vie à défendre la journée de huit heures de travail. Elle est membre de la fédération sociale-démocrate où elle rencontre Edward Aveling. Ensemble, il et elle fondent la Socialist League et diffusent la pensée socialiste à travers la Grande-Bretagne et les États-Unis. Elle participe notamment à la création de l’Internationale ouvrière à Paris en 1889, puis à celle de l’Independent Labour Party à Bradford en 1893.
Eleanor Marx développe dès son plus jeune âge une passion pour le théâtre, au point de connaître par cœur des extraits de Shakespeare alors qu’elle n’est qu’enfant. En parallèle de son activisme, elle gagne sa vie dès les années 1870 avec ses critiques littéraires. Elle fait quelques essais peu concluants en tant qu’actrice. C’est véritablement par l’écriture que son talent s’exprime. Elle réalise notamment la première traduction anglaise de Madame Bovary de Gustave Flaubert. Elle croit au pouvoir de la littérature pour transformer les visions conservatrices de la société, particulièrement sur l’amour et le couple. Remettant en cause l’institution du mariage, elle mène sa vie comme elle l’entend, et entretient pendant des années une relation avec Edward Aveling, déjà marié. Il est décrit comme peu scrupuleux et manipulateur par l’entourage d’Eleanor Marx, notamment au niveau des finances du couple. Il contribue peu à peu à fragiliser son état psychologique, allant jusqu’à se remarier dans le dos d’Eleanor Marx après la mort de sa première épouse.
Dans son travail, la théoricienne réfléchit en parallèle à la condition des femmes, au sein des domaines privé et politique. Elle développe les fondements du féminisme matérialiste, qui porte l’idée que la division genrée du travail est une condition préexistante au fonctionnement du capitalisme. Cette théorie explique que sans le travail de reproduction assigné aux femmes, il n’y a pas de production et que par conséquent la domination masculine est inhérente au capitalisme. Eleanor écrit d’ailleurs l’un des premiers textes sur cette théorie avec Edward Aveling, « The Woman Question », publié en 1886.
Eleanor Marx se suicide en ingérant du poison le 31 mars 1898. Les informations concernant sa mort semblent parfois contradictoires, ce qui ne nous permet pas de déterminer avec certitudes les conditions qui ont pu la conduire à mettre fin à ses jours. Eleanor Marx était une femme complexe, talentueuse, charismatique et radicale. Figure incontournable du socialisme, de l’internationalisme2 et des droits des femmes, elle a investi toute son énergie à la praxis3 et a incarné les principes du matérialisme au quotidien. Comme le dit si bien l’excellente biographe Rachel Holmes, « Eleanor Marx a changé le monde et, ce faisant, s’est révolutionnée elle-même4 ». Loin d’être restée dans l’ombre de son père, Eleanor Marx a marqué au fer rouge son époque, en permettant des avancées sociales concrètes. Pionnière en son temps, lucide et déterminée, elle incarne bien la pugnacité de sa devise : « Go Ahead !5».
1 « And first, a general idea that has to do with all women. The life of woman does not coincide with that of man. Their lives do not intersect; in many cases do not even touch. Hence the life of the race is stunted » (traduction réalisée par nos soins en début de portrait), Eleanor Marx: A Life, Rachel Holmes, Bloomsbury Publishing, 2014, p2.
2 L’internationalisme correspond à un ensemble de positions idéologiques diverses et parfois antagonistes qui, par différence ou par opposition au nationalisme, défendent des programmes politiques et des intérêts sociaux par-delà les frontières.
3 La praxis est un concept philosophique qui vient du grec ancien, théorisé par exemple par Aristote dans Éthique à Nicomaque et Métaphysique. Chez ce penseur, elle désigne la pratique ou l’action, c’est-à-dire les activités qui ne sont pas seulement contemplatives ou théoriques, mais qui transforment le sujet. De surcroît, la praxis est sans autre fin que le perfectionnement de l’agent, ce qui la distingue de la poièsis. Chez les marxistes, et notamment Antonio Gramsci, la praxis est la pratique qui se reconnaît elle-même par la théorie qui découle de son action.
4 Rachel Holmes au sujet de son livre : « Eleanor Marx changed the world, and in the process, she revolutionized herself. »
5 Eleanor Marx: A Life, Rachel Holmes, p2.