Autrice, critique et éditrice, Virginia Woolf a marqué son époque, tant par son style littéraire que par ses idées féministes. Malgré la dépression, elle a créé durant toute sa vie. Encore maintenant, son œuvre continue d’être incontournable. C’est pourquoi « The F-World » te propose aujourd’hui le portrait de cette intellectuelle essentielle.
« Une femme doit avoir de l’argent et un lieu à elle si elle veut écrire de la fiction.1 » – Virginia Woolf
Adeline Virginia Alexandra Stephen naît le 25 janvier 1882 à Londres, au Royaume-Uni. Son père est écrivain et éditeur. Sa mère est issue d’une famille d’intellectuel-le-s et pose comme modèle pour des artistes de l’époque (des peintres mais aussi des photographes). Entourée de ses frères et sœurs, Virginia grandit dans la haute société londonienne. Entre l’éducation qu’elle reçoit de son père à la maison et l’accès à la bibliothèque familiale, la jeune fille découvre les littératures classique et anglaise. À 15 ans, elle commence à écrire son journal.
À l’adolescence, Virginia est confrontée au décès de plusieurs de ses proches : sa mère en 1895, l’une de ses demi-sœurs en 1897, son père en 1904 ainsi que l’un de ses frères en 1906. C’est durant ces événements difficiles qu’elle fait ses premières dépressions nerveuses. Elle est brièvement internée dans une maison de repos privée. Tout au long de sa vie, elle garde une santé mentale fragile, faisant de certaines périodes de son existence une lutte intense pour continuer de vivre. Virginia entend des voix, elle pense souvent au suicide et tente à plusieurs reprises de mettre fin à ses jours. Le diagnostic est encore aujourd’hui incertain, peut-être souffre-t-elle de bipolarité ou de neurasthénie. Quoi qu’il en soit, son trouble n’est pas compris à l’époque et les traitements qui lui sont proposés, tels l’isolement et le repos, peu adaptés. Cela ne l’empêche toutefois pas de créer. Elle utilise même l’écriture comme thérapie.
C’est d’ailleurs la mort de son père qui pousse Virginia à rédiger d’autres textes que son journal, ce qui marque le début officiel de sa carrière d’autrice. Elle commence à travailler sur son premier roman, imagine des nouvelles et publie des articles dans des journaux et magazines, tels The Guardian et Times Literary Supplement. À partir de 1904, elle devient membre du Bloomsbury Group. Ce groupe, qui réunit des artistes, universitaires et intellectuel-le-s, a une grande influence sur la vie culturelle londonienne. Elle y rencontre l’écrivain Leonard Woolf, qu’elle épouse en 1912. Son premier roman, Traversée, paraît en 1915.
Avec Leonard, Virginia fonde en 1917 la maison d’édition Hogarth Press, qui publie la plupart de ses travaux. Être sa propre éditrice lui permet de garder son indépendance dans ses choix d’écriture mais aussi de signer ses œuvres sous son véritable nom et de faire entendre la voix d’une femme. En ce temps, nombre d’entre elles sont en effet forcées de prendre un pseudonyme masculin pour être éditées. On pense à Mary Shelley, aux sœurs Brontë ou à Georges Sand. L’entreprise naît dans le salon du couple et devient vite une institution, qui publie de nombreux-ses artistes avant-gardistes jusqu’en 1947, avant d’être intégrée par le groupe Chatto & Windus.
En 1922, Virginia rencontre la romancière Vita Sackville-West, membre du Bloomsbury Group, avec qui elle aura une relation amoureuse durant plusieurs années et qui lui inspire son livre Orlando. Elle reste mariée avec Leonard, lequel est au courant de la situation. Si les sources divergent sur l’existence d’autres aventures homosexuelles, elles s’accordent sur l’attirance qu’éprouve l’écrivaine pour les femmes. Celle-ci vit de manière libre et indépendante son couple et sa sexualité.
Il n’y a d’ailleurs pas que dans sa vie intime que Virginia fait les choses comme elle l’entend, en dehors de toute norme. Elle bouleverse les codes du roman conventionnel (dans lequel l’intrigue, les évènements et les personnages sont clairement identifiés) et rejette la cohérence narrative. Elle écrit comme elle l’entend et finit, au fil de ses fictions, par raconter moins une histoire que des scènes de vie, des émotions, des impressions. Elle se défait des contraintes, et nous détache par la même occasion de l’intrigue et des personnages, pour nous inviter dans une forme plus souple et plus poétique du récit. L’autrice s’adresse à notre cœur, à notre cerveau mais aussi à notre (in)conscience. « [Un-e romancier-ère] pourrait enfin s’éloigner de l’éternelle table à thé et des formules crédibles et absurdes censées représenter l’ensemble de notre aventure humaine. Mais alors l’histoire pourrait vaciller ; l’intrigue pourrait s’écrouler ; les personnages pourraient s’effondrer. En bref, le roman pourrait devenir une œuvre d’art2 », écrit-elle.
Elle aborde en outre des thématiques modernes et engagées. Elle s’interroge sur le lien inextricable qui existe entre sa maladie et l’écriture de ses romans, et sur ce qu’elle laisse transparaître dans son œuvre. Active dans la campagne pour le droit de vote des femmes en Angleterre, Virginia s’intéresse à la place de celles-ci dans la société de l’époque. Elle analyse notamment la transformation des mœurs dans le domaine politique et économique, et réclame une évolution vers l’indépendance matérielle (car la liberté est aussi une question d’argent) et la libération intellectuelle des femmes. Si le féminisme de Woolf imprègne l’ensemble de son œuvre, Un lieu à soi (1929) et Trois Guinées (1938) sont ses ouvrages-clés sur l’émancipation féminine et contre le système patriarcal. Longtemps, les femmes ont vu les hommes jouir des bienfaits de l’éducation, de la culture, du pouvoir, sans avoir le droit d’y participer elles aussi. Au XXe siècle, cette situation a un peu changé, et celles à qui l’on intime constamment de rester en retrait accèdent enfin à des fonctions et activités jusque là masculines. Cette opportunité, cette égalité, toutes relatives, Virginia Woolf les questionne.
Nous qui avons si longtemps regardé ces spectacles pompeux dans les livres ; ou qui avons observé, cachées derrière les rideaux d’une fenêtre, les hommes cultivés quitter leur maison vers neuf heures et demie pour aller au bureau et retourner à la maison vers six heures et demie revenant d’un bureau, nous pouvons nous aussi, quitter la maison, monter ces marches, entrer et sortir par ces portes, porter des perruques et des robes, gagner de l’argent, rendre la justice. […] Les questions que nous devons poser, auxquelles nous devons répondre, à propos de la procession, sont d’une telle importance en cette époque transitoire qu’elles pourraient bien modifier l’existence de tous les hommes et de toutes les femmes, et à jamais. Car nous allons nous demander, ici et maintenant : désirons-nous la rejoindre cette procession ? Et, surtout, quelles conditions accepterons-nous ? Où nous conduira-t-elle, cette procession d’hommes cultivés ? – Trois guinées, 1938, traduction de Viviane Forrester, édition Des femmes, 1977.
Jusqu’à la fin de sa vie, Virginia connaît des épisodes de dépression et de crise. Le 28 mars 1941, à l’âge de 59 ans, Elle se suicide par noyade dans l’Ouse, un fleuve qui passe dans son village, Rodmell. Elle laisse une note à son mari. Son corps est retrouvé trois semaines plus tard, le 18 avril.
De son vivant, neuf romans et cinq essais importants ont été édités. Le reste de son œuvre a été publié après sa mort : des essais, correspondances et nouvelles, un roman et son fameux journal. Ce faisant, elle laisse à toutes les générations qui suivent de quoi remplir leurs cerveaux et leurs âmes. En proposant de nouvelles formes de romans, des réflexions et analyses féministes ainsi qu’en créant malgré ses souffrances psychologiques, elle inspire celles et ceux qui la lisent. C’est aussi son style et sa manière de raconter son état mental, avec une troublante honnêteté, à une époque où la maladie était encore plus stigmatisée qu’aujourd’hui, qui rend cette artiste incontournable.
Virginia Woolf est de celles qui ont lutté. Pour elle-même bien sûr : afin de pouvoir écrire – ce que l’on acceptait peu de la part des femmes, et afin de pouvoir survivre – dans un contexte où la santé mentale n’était pas une priorité et où les troubles psychologiques ou psychiatriques étaient mal soignés ; mais aussi pour toutes les autres. En tant qu’intellectuelle, elle ne tenait pas seulement à écrire, elle voulait que celles qui le souhaitent puissent le faire et, de manière générale, que toutes les femmes puissent faire ce qui leur chante.
La rédaction d’essais et la transmission d’analyses, sur des supports accessibles et diffusables, servent les droits des femmes. Virginia Woolf est une figure majeure du féminisme, notamment pour son ouvrage Un lieu à soi. Il est indéniable aujourd’hui que sa plume élégante a participé, à sa manière, à l’émancipation de chacune d’entre nous.
1 Un lieu à soi, 1929, traduction de Marie Darrieussecq, Denoël, 2016, page 20 :« A woman must have money and a room of her own if she is to write fiction ».
2 « [The novelist] might cut adrift from the eternal tea-table and the plausible and preposterous formulas which are supposed to represent the whole of our human adventure. But then the story might wobble; the plot might crumble; ruin might seize upon the characters. The novel, in short, might become a work of art. » – Virginia Woolf, The Art of Fiction, 1927. Traduction par nos soins.
Image : Virginia Woolf, photographiée par Gisèle Freund, 1939. Collection privée. © Gisèle Freund/IMEC/Fonds MCC