Qu’il s’agisse d’objets ou d’érudition, Yan interroge notre tendance à amonceler sans fin et sans recul, sans même une certaine humilité. Il remet en cause cet ego qui, trop souvent, exagère notre place dans l’univers, notre importance et ce que nous pensons savoir de la fabrique des choses, reprenant ainsi, en substance, la fameuse maxime de Socrate : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien ».

 

Une bibliothèque, des milliers d’étagères, des millions de livres, toute une galaxie de pesante connaissance. L’expression parfaite de l’art consommé d’accumuler, celui-là même que l’humanité a élevé au rang de parangon des atrocités.

Personnes, choses, œuvres, expériences, savoirs, nous nous construisons par et pour cette accumulation. Elle nourrit comme écrase, élève comme asphyxie, inspire comme aveugle. Elle s’érige doucereusement en un but, un plaisir, une structure, un univers aussi familier et rassurant, qu’artificiel et toxique. Trop peu souvent sa qualité impose silence à sa quantité, trop fréquemment « ajout » devient synonyme de « progrès ».

Cette bibliothèque, somme de tous les rêves et cauchemars, avait enseigné à Richard à vaincre ses peurs. Elle possède la capacité d’élever l’humain-e à l’apogée de sa trajectoire, repoussant d’autant les frontières passées, les juchant sur les épaules de fragiles colosses.

Dès lors, pourquoi la redouter ? Car trop rarement s’emploie-t-on à estimer sa propre grande ignorance. Celle d’une espèce entière, de son savoir infinitésimal et inversement proportionnel à sa fierté d’en connaître si peu. Se gargariser technologiquement permet d’oublier régulièrement et commodément de doublement estimer : de jauger autant que d’apprécier, d’évaluer autant que de considérer. D’estimer cette distance parcourue depuis les origines – minime –, cette progression hasardeuse ayant une valeur suprêmement limitée et réservée à nos seuls cerveaux.

Un pas en arrière et cette bibliothèque m’atomise, me scinde, me partage. Mon ego se retrouve projeté sous un regard toujours surpris de le retrouver présent, errant, mettant à profit chaque faille. Il me susurre que je n’aurai jamais le temps de tout lire, de tout savoir, assimiler, ingurgiter. Il m’informe poliment que je ne suis « pas assez », me confirme que je suis bien ce rebut aussi prétentieux que banal. Je ne suis pas digne de gravir cette montagne sans sommet. Je dois compenser, accumuler les coquilles davantage que leur contenu, grappiller quelques miettes pour mon e.s.p.r.i.t. Je ne serai jamais ce super-organisme fantasmé.

Je continue d’observer cet étrange objet égotique. Je tente de le différencier, l’éloigner, le réduire, le réifier, d’en faire une simple poussière gravitant à ma périphérie. Surtout ne plus l’écouter. Surtout ne plus l’écouter. Surtout ne plus l’écouter…

Oui, limité-e, je le suis. Limité-e-s nous le sommes. Mais l’ignorance est notre plus grande tare comme notre plus grande puissance, pour peu que l’on s’emploie à la reconnaître comme une ivresse prudente, un vertige maîtrisé. Entasser ces petits rectangles – ces AMT-1 n’émettant plus, ne se dupliquant pas, ne créant aucun astre – nous émancipe autant que nous emprisonne. Jusqu’à ce que peut-être, un jour lointain, la porte s’entrouvre, que Jupiter explose et qu’à l’image de Bowman, l’on puisse s’exclamer « C’est plein d’étoiles ! », puis respirer pour la première fois et enfin comprendre.

 

Œuvres et lieux cité-e-s :

  • Richard au pays des livres magiques, Maurice Hunt, & Joe Johnston, 1994
  • Shadow of the Colossus, SCE Japan Studio, 2005-2006
  • « Something for your M.I.N.D. », Superorganism, 2017
  • « SPRORGNSM », Superorganism, 2018
  • 2001 : L’Odyssée de l’espace, Arthur C. Clarke, 1968
  • 2010 : Odyssée deux, Arthur C. Clarke, 1982
  • Une bibliothèque (de proportions gargantuesques)