C’est une lecture bouleversante que propose Roxane Gay avec Hunger : le récit de sa cohabitation avec son corps, compliquée et douloureuse, particulièrement soumise au bon vouloir d’une société grossophobe et raciste. L’autrice met en avant les injonctions que les femmes subissent et auxquelles elles se plient, au sein d’une œuvre hybride qui prend la forme du journal, de l’essai et de la confidence.
Très tôt dans leur existence, les femmes apprennent à se détester, à ne voir que leurs défauts, les choses à corriger. Il ne se passe pas un moment sans que la société ne nous rappelle que nous ne sommes pas à la hauteur, que notre corps est un objet appartenant à l’espace public, soumis aux remarques et critiques, spécialement quand celui-ci ne se conforme pas aux attentes d’un idéal imposé par le regard masculin à travers les siècles. Nos enveloppes charnelles, qui s’incarnent majestueusement dans leur pluralité, ne peuvent atteindre de tels standards de beauté. Ainsi, dans chaque geste que nous faisons pour les altérer, consciemment ou inconsciemment, guette l’indestructible besoin de la validation d’autrui. Un corps hors des normes est donc un affront, une provocation. C’est une déclaration de guerre. Mais quelle guerre mène-t-on lorsque notre chair est un champ de bataille ? Dans une société capitaliste et hétéronormative, notre corps peut rapidement devenir le théâtre d’une lutte sans merci. Un combat contre nous-mêmes où l’armistice n’est jamais une option. Et celui-ci dure souvent le temps d’une vie, dans un conflit permanent avec ce corps « indiscipliné », tel que désigné par Roxane Gay dans Hunger :
Le corps obèse est l’expression de l’excès, de la décadence et de la faiblesse. Il est le site d’une infection massive. Il est un champ de bataille entre la volonté, la nourriture et le métabolisme, une défaite dont vous êtes le principal vaincu. (p. 132)
Ici, le vocabulaire belliqueux domine. Il est le seul qui permette à Gay d’exprimer brutalement la relation contradictoire, complexe, qu’elle entretient avec son corps. Celui qu’elle examine, qu’elle contemple, critique et détaille sans atours, afin de tenter de le comprendre. Au commencement de son apparence physique rebelle se situe un traumatisme : son viol. « J’apprécie qu’au moins une partie de ce que je suis trouve son origine dans le pire jour de ma vie, et je ne veux pas changer ce que je suis » (p. 320), confie-t-elle. Petit à petit, au fil des pages, l’écrivaine évoque sans concession son cheminement profond, de la responsabilité qu’elle se donnait dans l’agression qu’elle a subie à l’acceptation – grâce à la connaissance – de son statut de victime. Elle n’est pas responsable de ce qui lui est arrivé, ni des discriminations systémiques de la société : « Intellectuellement, je ne suis pas le problème. Le problème, c’est ce monde et son refus de m’accepter, de m’intégrer » (p. 31). Pourtant, cette conscience, cette voix de la raison nourrie de lectures et de théories ne réussit que rarement à s’illustrer dans le quotidien. Savoir n’est pas une cure, pouvoir mettre des mots sur des situations n’empêche pas de rejeter son enveloppe charnelle lorsque l’on se retrouve seule face au miroir. Savoir permet simplement de diminuer la violence de son propre jugement. Parfois. « Je pense qu’il est plus vraisemblable que je change avant que cette culture et l’attitude qu’elle entretient envers les gros ne changent » (p. 31), songe-t-elle.
Lire Hunger peut être éprouvant. Les chapitres courts offrent aux lectrices et aux lecteurs la possibilité de prendre des respirations nécessaires, de contempler les lexies de Gay pour mieux les appréhender, se les approprier. Mais cette structure instaure surtout un sentiment d’instantanéité, d’authenticité et d’impérativité du dévoilement. Nous sommes invité-e-s dans l’intimité d’une femme qui a décidé de se mettre à nue et de faire de nous ses confident-e-s. L’essayiste assène et réitère, elle affronte autant son regard que le nôtre par son inlassable rappel des faits. La fonction narrative de la répétition est ici primordiale : nous entrons dans l’esprit de l’autrice, nous l’accompagnons tout au long de sa réflexion et de ses révélations. Que ce qu’elle exprime nous plaise ou non, nous devons l’attraper tout entier et nous en contenter. L’écriture de Gay n’est pas un lieu sûr, c’est un monde, confrontationnel, incisif, dont la nuance est vouée à remettre en question nos réflexions et a priori.
Aux États-Unis, Roxane Gay est aujourd’hui particulièrement visible et audible sur des sujets importants. Plus sa notoriété a augmenté, plus son physique est devenu l’objet d’observations et de commentaires. Dans Hunger, elle raconte son parcours en suivant l’expérience de son corps, elle l’autopsie à vif. Il est ainsi difficile de définir ce livre hybride, sorte de journal intime mêlé à un essai. Pour celles et ceux qui connaissent la production littéraire de Gay, les événements qu’elle y relate ne sont pas une découverte. Au centre de ses textes, qu’il s’agisse de fiction ou non, l’on peut toujours retrouver une partie de qui elle est. Elle confesse écrire encore et encore la même histoire, sous des formes différentes. Les violences sexuelles, la réalité d’un corps féminin, gros et racisé dans l’espace privé et public constituent une exploration précise, et quelquefois brutale, dont elle ne se détourne pratiquement jamais.
Comment ainsi vivre librement quand toute une société tend à nous effacer, à nous mépriser ? C’est à travers les souvenirs de son enfance, de son viol, de sa dépression, de son rapport avec la nourriture que Gay tente de trouver des réponses, en rien définitives. Peut-être que le but de cet ouvrage n’est pas tant de s’imposer comme une éventuelle solution à des traumas que de constituer la simple disponibilité d’une oreille attentive, par le partage d’un récit de l’intime. Les violences sexuelles ont des répercussions, et la souffrance qu’elles engendrent dure pour toujours :
Nous ne savons pas forcément comment écouter le récit de la violence, n’importe quelle violence, parce qu’il est difficile d’accepter qu’elle soit aussi simple que compliquée, que vous pouvez aimer quelqu’un qui vous fait du mal, que quelqu’un qui vous aime peut vous faire du mal, qu’un parfait inconnu peut vous faire du mal, et que vous pouvez être blessé de bien des façons, aussi terribles qu’intimes. (p. 48)
La puissance de Hunger réside dans son hybridité. Dans la façon dont Gay part de la confidence pour invoquer, critiquer et analyser des problèmes systémiques, au-delà de son cas spécifique, qui impactent nos existences de manière prégnante. Elle parle de ces « non » que l’on soupçonne d’être des « oui », de l’isolement et de ses conséquences, des maltraitances médicales et de la grossophobie institutionnalisée, des modèles féminins minces et blancs qui peuplent la presse et favorisent l’autodétestation chez nombre de femmes. Elle dénonce l’incidence d’une représentation stéréotypée et stigmatisante des corps gros dans la pop culture, et évidemment, de la violence capitaliste à l’origine de tout cela, qui transforme la chair débordante en un produit mercantile voué à être dénigré, critiqué et félicité lorsqu’il s’amincit et ne dépasse plus, dans une vision binaire et libérale de la compétition, où l’entre-deux n’a pas sa place, seulement l’échec (être gros) et la victoire (être mince). Des industries entières, prédatrices, capitalisent sur le mal-être de chacun-e d’entre nous en prenant soin, dans le même temps, de perpétuer les causes de cette douleur. C’est un cercle vicieux, mais rentable.
Si Hunger est un ouvrage dur par sa crudité, il est aussi plein d’espérance, et parfois d’humour. L’autrice y narre notamment l’amour qu’elle avait des arts dramatiques au lycée et la sécurité que cela lui apportait. Elle se souvient de l’importance d’Internet et son rôle dans la compréhension de sa propre histoire. Elle prend du recul et nous laisse entrevoir de belles choses. Et qui sait, peut-être la signature future d’un accord de paix avec ce corps indiscipliné. Celui qu’elle qualifie de « forteresse », à l’intérieur de laquelle elle peut s’abriter quand, partout, les hostilités font rage. Mais cette accalmie est toujours de courte durée, et Roxane Gay choisit de sonner l’assaut, d’affronter ce qui l’effraie, avec l’espoir de meilleurs lendemains : « Mon corps est une cage. Mon corps est une cage que je me suis fabriquée. Je suis encore en train de chercher le moyen de m’en échapper » (p. 27).
À la fin de son livre, l’écrivaine ne cherche plus à fuir ce corps. Elle existe pleinement, avec ses paradoxes, sa multiplicité. Elle apprend. Mais n’oublions jamais que, pour ce qui est de notre corps, être en paix ne signifie pas l’arrêt du combat. La fin des affrontements. Être en paix avec notre corps est une lutte permanente, non violente et bienveillante, pour laquelle nous devons redoubler d’efforts et d’imagination afin de ne pas céder à l’ennemi, que celui-ci s’incarne en nous-mêmes ou dans tout ce qui nous entoure.
Denoël
10/01/2019
336
Roxane Gay, Santiago Artozqui (traduction)
20,90 €
Si vous êtes une femme et que vous vivez aux États-Unis ou dans un pays occidental ; si vous êtes obsédée par l’idée de manger trop ou de ne pas manger assez (c’est plus rare) ; si vous utilisez des mots comme «craquer» et «péché mignon» - ces mots qui nous inspirent un sentiment de honte et destinés à mettre nos corps au pas, il est fort probable, et ce quelle que soit votre silhouette, que vous entretenez un rapport à la nourriture frisant le fétichisme. À celles qui rentrent dans ce modèle de plus en plus étriqué, félicitations !