Laura Nsafou, connue sous le pseudonyme de Mrs Roots, écrit sur des thématiques engagées. Après des études littéraires, puis d’édition, et la publication de deux romans, la jeune femme a sorti en 2017 son premier livre jeunesse : Comme un million de papillons noirs. Elle y raconte l’histoire d’Adé, petite fille noire qui voit certain-e-s de ses camarades se moquer de ses cheveux. Nous la suivons dans un parcours émancipateur, durant lequel elle reprend peu à peu confiance en elle, grâce au soutien de sa famille et à la réappropriation de son identité, riche et plurielle. Dans cet ouvrage, l’autrice met les cheveux afro en valeur (et en poésie), tout en déconstruisant un processus de stigmatisation raciste et sexiste. Un objet culturel indispensable qui offre à tou-te-s, enfants comme adultes, l’occasion d’un échange constructif et éclairé. Avec Laura Nsafou, nous avons parlé du monde de l’édition, des œuvres problématiques et de l’importance des représentations.

 

Pour celles et ceux qui ne te connaissent pas, est-ce que tu peux te présenter un peu ?

Alors, sur Internet, je suis surtout connue sous le pseudonyme de Mrs Roots. C’est le nom de mon blog, que je tiens depuis 2012. Je suis également autrice de romans, et récemment d’un livre jeunesse. Pour faire court : j’écris et je milite.

J’ai d’abord ouvert mon blog pour analyser mon identité. Étant fille d’une mère martiniquaise et d’un père congolais, et née dans l’Hexagone, ça faisait pas mal de petites parcelles à mettre à plat, surtout dans une société qui essaye de nous mettre dans des cases systématiquement. Je n’étais pas assez congolaise, pas assez martiniquaise, pas assez française… Bref, je n’étais pas assez. Les débuts du blog sont venus de là, je voulais étudier la pluralité de l’identité. Et je me suis dit : « En fait, je suis assez. »

Je n’avais aucune base théorique pour analyser ces questions, j’ai commencé par la fiction, en mettant en lien mes lectures (Toni Morrison, Frantz Fanon, et bien d’autres) et la société. Je partageais ce que je lisais sur mon blog, dans une démarche plus antiraciste que féministe, parce que je ne me reconnaissais pas dans le féminisme mainstream. Pour moi, le féminisme, c’était Osez le féminisme ! (OLF).

 

Donc un féminisme plutôt blanc, CSP+, etc. 

Exactement. Et quand tu le vois à la télé, tu ne vois pas de gens comme moi. Du coup, je ne me sentais pas trop concernée. Quelques mois peut-être après avoir ouvert mon blog, je suis arrivée sur Twitter, sur les conseils de Kiyémis (militante et autrice du recueil de poèmes À nos humanités révoltées, ndlr). À cette époque, il y avait uniquement le blog de Ms. DreydFul, le premier blog afroféministe français. Et ça a été LA révélation : enfin des mots pour qualifier des expériences que j’avais vécues en tant que femme noire. Dans des situations dans lesquelles j’avais pensé être le problème, j’ai compris que ce n’était pas moi, mais la société qui avait un souci, laquelle découle de tout un continuum politique, historique, social qui a marginalisé les femmes noires. Je pense que c’est là que le changement a eu lieu. Sur mon blog, je me suis vraiment penchée sur les questions de l’afroféminisme, en France surtout.

 

Du coup, le support que tu as choisi est significatif. En bloguant, on peut s’exprimer plus librement et différemment, non ? 

Oui ! Je crois que l’article que j’ai coécrit au sujet du spectacle Exhibit B était, à l’époque de la publication, l’un des plus lus sur le blog. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à penser en tant que sujet politique. J’ai vraiment compris qu’il y avait une rupture en France. L’antiracisme institutionnel reste figé dans son paternalisme, dans l’attente qu’il y ait un truc vraiment raciste pour en parler. On ne veut pas avoir de conversation avec les concerné-e-s en fait, parce que l’on estime qu’il n’y a pas de réflexion, qu’ils et elles sont dans l’émotion, qu’ils et elles ne peuvent pas avoir de position critique. Aux yeux de beaucoup, être une personne noire engagée, c’est subversif… Et encore plus une femme noire.

 

Tu as déjà été cyberharcelée, notamment au sujet de tes prises de position sur le racisme contenu dans Exhibit B ?

Oui, et autant par des militant-e-s de gauche que d’extrême droite. Pour ces personnes, se positionner politiquement sur les réseaux sociaux en tant que femme noire était subversif, et le fait d’être visible, encore plus. Même si mon anonymat en tant que Mrs Roots était plus opaque à l’époque qu’aujourd’hui, ça ne m’a pas protégée plus que ça.

D’autres afroféministes ont vu leurs tweets envoyés à leurs supérieur-e-s hiérarchiques, par exemple. C’est quand même allé assez loin, c’était vraiment violent. Et c’est là que l’on a eu cette très belle une de Libération (du mardi 2 décembre 2014, ndlr), « Le clash des antiracistes ». C’était assez historique, parce que ça disait tout, il y avait vraiment une fracture entre l’antiracisme institutionnel et celui de terrain : SOS Racisme validait Exhibit B, là où les militant-e-s de terrain trouvaient que c’était inacceptable. Il y avait vraiment une remise en question de l’antiracisme en France. Je crois que c’est à ce moment-là qu’il y a eu ce début de visibilité de l’afroféminisme.

 

Justement, l’afroféminisme, c’est quelque chose d’important pour toi, dans tes luttes. Tu peux nous expliquer ce mouvement ?

L’afroféminisme vise à préserver les femmes noires – toutes les femmes noires, qu’elles soient queer, musulmanes, etc. – des oppressions qu’elles subissent. La nécessité d’avoir un afroféminisme qui prenne en compte à la fois le genre, la classe et la race découle de l’intersectionnalité. Ce concept créé par Kimberlé Crenshaw, professeure et avocate afro-américaine, prend en compte les différentes oppressions pouvant être subies par une même personne, mais dont le noyau est la race.

En France, il y a quand même une dépolitisation de cette intersectionnalité, et l’on a envie de mettre la race un peu en périphérie, ce qui arrive souvent pour les concepts théoriques créés par des femmes noires. Il y a toujours une réappropriation, une dépolitisation. On épure, on épure. Je trouve ça très intéressant de voir comment l’on repart dans une dynamique où la race est gênante.

La diversité de nos expériences montre la nécessité de l’intersectionnalité. Sinon, on ne pourra pas se comprendre, même au sein du mouvement. Rejeter l’intersectionnalité, c’est mettre en marge d’autres femmes noires : des femmes noires mères, en situation de handicap, ou musulmanes, lesquelles ne voient pas la question de l’islamophobie être abordée dans les médias grand public par exemple. Et puis, il y aura toujours des rapports de force à l’intérieur de nos communautés, que ce soit vis-à-vis du colorisme, du validisme, des privilèges d’être cis, hétéro, et ainsi de suite.

 

Tu es également une autrice prolifique. Tu pourrais nous raconter la genèse de Comme un million de papillons noirs (édité chez Bilibok en 2017, puis réédité chez Cambourakis en septembre 2018) ?

J’ai écrit en 2014 un article sur le manque de diversité en littérature jeunesse et interrogé des parents afrodescendant-e-s sur leur difficulté de trouver des livres pour leurs enfants. Mon éditrice de l’époque, qui est la fondatrice de la maison jeunesse Bilibok, l’a lu, et en 2016, m’a proposé d’écrire un bouquin à partir de cette citation de Toni Morrison (« Comme un million de papillons noirs », dans son roman Délivrances, ndlr). Elle m’a donné carte blanche. Moi qui adore Toni Morrison, je me suis dit : « OK, il n’y a pas de souci ! Cadeau énorme pour Noël ! » (Rires.) Elle m’a ensuite mise en contact avec Barbara Brun pour l’illustration. Je pense que si elle ne m’avait pas connue en tant que Mrs Roots, je n’aurais peut-être pas eu la chance d’avoir cette marge de manœuvre pour l’illustration. Je savais par exemple que je ne voulais pas qu’Adé, l’héroïne, ne représente qu’un type de petite fille noire, et qu’il n’y ait qu’un type de carnation autour d’elle. Il fallait qu’il y ait l’évocation de plusieurs origines, par le biais de ses tantes, que l’on voit sa mère… Alors que les parents noirs sont souvent absents dans la littérature jeunesse. On a juste un petit personnage noir et il n’a pas d’histoire…

Je souhaitais aussi montrer la source du désamour des cheveux crépus, c’est-à-dire les autres, les moqueries. Parce qu’en littérature jeunesse, il y a souvent cette tendance à déresponsabiliser : on se retrouve avec des personnages qui ne s’aiment pas, mais on ne sait pas d’où cela vient ! J’ai pu participer à la charte graphique avec Barbara Brun, qui a réellement investi ces questionnements. Sur le travail des coiffures, même au niveau du trait, je voulais vraiment qu’il y ait un travail de texture, de brillance… Une fois le livre terminé, Bilibok a organisé sur Ulule une campagne de financement pour les 1 000 premiers exemplaires. Je crois que notre objectif était de 10 000 euros à peu près, et on a atteint 100 % en une semaine, puis 200 % en un mois, c’était juste incroyable !

 

Ce succès montre qu’il existe un manque criant de ce genre d’objets culturels. 

Oui, et ça tacle l’argument du « ça ne se vend pas, ça n’intéresse pas ». Parce que – spoiler – il y a des personnes afrodescendantes qui aiment lire, et des enfants aussi (rires) ! Et puis, en dehors des parents concerné-e-s, on a eu des retours de libraires, de professeur-e-s, d’éducateurs-rices ou de psychologues qui nous disaient : « Merci, on n’avait aucun livre à présenter pour aborder ces questions. » Je caricature, mais c’est vraiment ça : tu as le choix entre Kirikou ou Petit Ours brun, ce sont les seuls choix qui nous sont proposés, tant la négritude est peu représentée dans la culture. C’est très mince et un peu problématique.

 

Ce qui est intéressant, c’est que ton histoire se passe en France.

Oui, parce que pour connaître un peu le monde de l’édition, si des livres touchent à ces thématiques, il s’agit à 90 % de publications anglophones qui sont traduites. Et ce n’est pas normal, parce qu’il y a une spécificité française réelle. J’avais la volonté de prendre le contre-pied de toute une littérature jeunesse qui n’avait jamais su traiter ces questions-là, de donner un autre visage de l’universel, de sortir du héros blanc masculin ! Et aussi d’affirmer que c’était une démarche politique en tant que telle, n’en déplaise à certain-e-s.

La campagne Ulule nous a donné un boost phénoménal. On a eu une couverture médiatique assez incroyable, sachant que le livre n’était pas en librairie, mais uniquement disponible par commande sur Internet. Malheureusement, en décembre 2017, Bilibok a dû fermer ses portes pour des raisons indépendantes de la vente du livre. Mais l’équipe et moi-même nous sommes dit que nous ne pouvions pas nous arrêter là. Nous avons regardé dans nos réseaux respectifs s’il pouvait y avoir des éditeurs-rices intéressé-e-s. Dans l’ensemble, même s’il y a eu un engouement, cela n’a pas empêché certaines écoles, avant même d’avoir lu le livre, d’estimer qu’il était communautariste et de le refuser. Alors que c’est une histoire de cheveux et de papillons ! Mais bon, il faut croire que ça aussi, c’était un peu trop politique (rires).

 

Ce qui est quand même très paradoxal, c’est qu’en France, « on ne voit pas les couleurs », mais quand il s’agit de représenter d’autres expériences, d’un coup on les voit et on taxe ces initiatives de communautaires…

Exactement ! Quand je cherchais un-e autre éditeur-ice, on m’a souvent demandé de faire des modifications, pour le rendre plus universel, plus ouvert… Il fallait quelque part le rendre « moins noir » pour le vendre, ce qui me choquait – même si je connaissais le milieu. Je me suis donc sérieusement demandé ce que je devais faire. Accepter de faire de petites modifications au niveau du message ? Mais des petites filles noires auraient tout de même la possibilité d’avoir un livre qui les représenterait un minimum. Ou rester fidèle à ma politique et ne pas faire de compromis sur mon message, même si cela pouvait vouloir dire que le livre ne sortirait jamais ? C’était très dur, parce que j’essayais de voir la portée du projet et de ce que je voulais transmettre en tant qu’autrice et femme noire. Finalement, je n’ai pas baissé les bras (rires) ! Et tout a commencé avec Cambourakis.

 

C’est cette maison d’édition qui est venue vers toi ?

En fait, c’est Amandine Gay (la réalisatrice du documentaire Ouvrir la voix, ndlr) qui m’a rappelé que Cambourakis publiait de la littérature jeunesse. J’avais échangé avec la maison d’édition pour la sortie de Ne suis-je pas une femme ? de bell hooks, dont elle avait préfacé l’édition française, justement parue chez Cambourakis. J’ai donc repris contact pour leur proposer le projet. Ça a vraiment été une belle rencontre. Elles et ils m’ont vraiment accompagnée, et c’était une grande surprise de voir que Comme un million de papillons noirs a été choisi pour être le premier livre jeunesse de la collection « Sorcières ». Ça m’a énormément touchée. L’ouvrage est finalement sorti en librairie le 5 septembre dernier, et aujourd’hui, on en est à la huitième réimpression ! Et puis, le voir dans les grandes chaînes et des librairies, même plus petites, c’est important. Ça veut dire que des petites filles noires peuvent aller dans des rayons et voir un livre comme celui-là. Il est accessible.

 

Quels avantages apportent les grands canaux de diffusion ?

Plus que de la revanche personnelle, je trouve que ça permet de voir autre chose que les habituels propos du type : « Oh, y en a marre de ces femmes afroféministes énervées qui veulent des femmes noires partout ! » Non, se savoir représenté-e est un besoin, et ça peut être universel ! Quand j’ai vu un petit garçon blanc essayer d’attacher un foulard dans ses cheveux, j’étais trop fan ! Parce que les adultes ont tendance à se mettre des barrières là où les enfants voient juste une histoire. Un-e enfant, tu lui donnes une histoire, et s’il ou si elle adore le personnage, il ou elle va se transposer dedans ! C’est une chose que nous, en tant que personnes racisées, avons toujours fait. Le fait de se reconnaître physiquement dans un personnage ne peut plus être le privilège d’hommes blancs. Nous sommes fatigué-e-s de cela, vraiment. Ça crée un réel désamour, qu’il faut pointer du doigt. Et ce désamour commence très tôt. Enfin, aujourd’hui, je reçois des messages du genre : « Ma petite fille aime ses cheveux maintenant ! » et c’est gratifiant. Je suis persuadée que la littérature jeunesse est une véritable nécessité dans la construction des enfants, au même titre que les films, les dessins animés… Comme tout média culturel.

 

Les enfants intériorisent très tôt ces représentations biaisées. Dans ton ouvrage, c’est intéressant que ce soit grâce au care et à des moments intimistes avec sa mère qu’Adé finit par s’aimer et par avoir un regard bienveillant sur elle.

Je souhaitais en faire quelque chose de poétique, sans pour autant évacuer les choses compliquées, comme les moqueries des enfants ou le fait de ne pas s’aimer. Et je voulais souligner la notion de transmission, montrer le rôle de la famille.

Dans une société qui qualifie nos cheveux de « sauvages », de quelque chose qu’il faut « dompter », il n’y a que dans la sphère familiale que l’on peut les appréhender… Il s’agissait aussi de montrer une diversité d’origines, de femmes, de carnations. Parce que c’est le cas dans ma famille, que ce soit du côté martiniquais ou du côté congolais. J’ai des tantes qui ont chacune leur histoire, qu’elles m’ont transmise. Je voulais aussi qu’Adé ait un frère, que l’on voie sa famille.

Après, ma perspective afroféministe a entraîné le fait qu’il y ait beaucoup de femmes (rires) ! Quand l’on me demande qui sont mes modèles, je commence toujours par parler de ma mère. C’est la femme noire que je voyais, parce qu’il n’y en avait pas beaucoup à la télé ni au cinéma… Et puis, c’est une femme en lutte à son niveau. Pour moi, la transmission devait être représentée. Et il fallait que l’on comprenne que l’estime de soi, ça se construit, ça s’apprend. Si des petites filles ne s’aiment pas aujourd’hui, il faut qu’on leur montre qu’elles existent, qu’elles sont belles, quelle que soit la longueur de leurs cheveux. Qu’elles se sentent légitimes !

 

Les conseils de lecture de Laura Nsafou

  • Neïba je-sais-tout, Madina Guissé et Lyly Blabla, Publishroom, 2017
  • Mulatako, Reine Dibussi, 2017
  • À nos humanités révoltées, Kiyémis, Métagraphes, 2018
  • Wild Seed, Octavia Butler, Doubleday Books, 1980
  • Négropolitude, Josette Spartacus, L’Harmattan, 2016