La conclusion de Game of Thrones arrive à grands pas, et son impact culturel et social, voire politique, est indéniable. Peu importent les avis de chacun-e au sujet de la série, il paraît impossible d’éviter la création de David Benioff et D. B. Weiss, diffusée sur HBO depuis 2011. Durant deux années, un groupe de chercheurs-ses a ainsi décidé d’aller à la rencontre de 10 000 téléspectateurs-rices dans le monde pour récolter leurs avis sur la série. La professeure Clarissa Smith, qui enseigne à l’université de Sunderland, au Royaume-Uni, se consacre aujourd’hui à un livre basé sur ce projet. Plus largement, ses travaux se sont surtout concentrés sur la pornographie, mais elle donne également des cours sur les médias grand public. Parmi les thématiques explorées dans l’étude, l’une des plus intéressantes concerne la perception, par l’audience, des personnages qui n’incarnent ni des héro-ïne-s ni des méchant-e-s, le manichéisme étant souvent présent dans les œuvres culturelles particulièrement mainstream. Pour les universitaires, l’enjeu était simple : comprendre comment les gens interagissent avec Game of Thrones, d’où vient leur attachement à la série. Et que dit cette relation singulière entre création et public sur la nature même de la fantasy ? Annabelle, qui a connu un ascenseur émotionnel ces dernières années en tant que spectatrice et critique, avait envie de discuter de tout cela avec la professeure Smith (et de connaître ses pronostics pour le grand dénouement, évidemment).
[Attention, cette interview contient de nombreux spoilers.]
Pour commencer, pourriez-vous nous expliquer le point de départ de votre projet ?
Pour cette recherche, je travaille aux côtés de personnes qui ont examiné un ensemble de films et de séries télévisées qui ont marqué leur temps. Le professeur Martin Barker, par exemple, est très connu pour ses travaux concernant les publics et pour son exploration du Seigneur des anneaux et de Judge Dredd, notamment leurs significations. Nous sommes ami-e-s et collègues, et nous avons eu de nombreuses discussions sur la rapidité avec laquelle les fandoms se constituaient autour de Game of Thrones, à quel point cela était passionnant. Concentrer notre réflexion sur les spectateurs et spectatrices était donc inévitable. Puis, d’autres personnes se sont impliquées, et l’étude a pris de l’ampleur.
D’un point de vue académique, qu’apporte la recherche sur les publics ?
Elle est inlassablement fascinante. Les gens ont tellement à dire sur le genre de médias qu’ils aiment. Mais plus que cela, nous estimons que l’analyse des audiences est importante, puisqu’elle permet d’interroger les idées que l’on a sur le rôle et la place des médias dans notre vie quotidienne. En particulier, nous voulons comprendre l’importance de la fantasy, pour dépasser l’idée commune d’une sorte de frontière entre elle et la réalité et explorer toutes les façons d’aborder ces mondes imaginaires.
Trop souvent, on juge ces créations « progressistes » ou « réactionnaires », sans aller plus loin. On ne dit pas ce que cela peut signifier pour les publics qui aiment ces œuvres, tout comme l’on ne reconnaît pas qu’ils pourraient refuser de telles catégorisations.
Game of Thrones, créée par David Benioff et D. B. Weiss, 2011-2019. © HBO
Pour Game of Thrones, je pense que c’est sans doute encore plus pertinent d’analyser directement la perception du public. La fantasy, tout comme la SF, a longtemps été méprisée par les intellectuel-le-s. Pourtant, la fiction spéculative ou les univers fantastiques, basés en partie sur notre histoire, sont souvent des commentaires significatifs de nos sociétés. Les études universitaires abordent-elles ce type de textes différemment, notamment en raison du succès de la série ?
Ce genre de création dépasse la simple « télévision ». Les études sur les médias reconnaissent depuis longtemps la façon dont le public a compris l’influence de la fiction (qu’elle soit cinématographique, télévisuelle ou écrite), il la perçoit comme un commentaire sur la politique actuelle, les événements historiques ou encore les mœurs sociales. Il ne s’agit pas seulement de postuler que la fantasy et la SF ont été méprisées, du fait qu’elles ne présentaient pas assez d’importance pour être analysées, mais de souligner que leurs propos ont régulièrement fait l’objet de condamnations de la part de politicien-ne-s ou de groupes religieux. Ils et elles arguaient notamment que les bandes dessinées ou les vidéos « transmettaient de mauvais messages » à des individu-e-s considéré-e-s comme vulnérables.
Les recherches du professeur Barker ont permis de réellement ouvrir la réflexion sur les mondes de la fantasy, et sur la façon dont ceux-ci offrent à leurs fans des alternatives au consensus politique actuel, ainsi que la capacité d’imaginer différents futurs ou de critiquer l’idée même de guerre. Et c’est souvent ce qui inquiète certaines personnes qui réagissent dans l’espace public, ou les critiques. Prendre ces shows au sérieux n’est pas nouveau dans les études des médias, mais la popularité de Game of Thrones a eu pour conséquence le surgissement de nombreux-ses commentateurs-rices à plus large audience, qui s’intéressent davantage à ce type de contenu. D’ailleurs, même si le premier livre de la saga, dont elle est adaptée, a aujourd’hui 21 ans, la série fait résonner les événements actuels de multiples manières – Trump, le Brexit et le réchauffement de la planète ne sont que quelques exemples. George R. R. Martin avait bien sûr en tête certains de ces parallèles politiques, et il est certain que beaucoup de celles et ceux qui s’expriment en ligne, dans la presse et à la télévision font ces liens aussi.
Les réseaux sociaux ont-ils contribué à cela ?
Oui, ils ont eu un impact sur la propagation des conversations autour de Game of Thrones. Ils permettent d’en discuter avec des milliers de personnes, de débattre de ses significations cachées, de diverses théories et de s’émerveiller devant la progression de sa popularité ! Certaines citations sont par exemple reprises dans le discours populaire et sur les réseaux, sur lesquels circulent énormément de memes et d’analyses vidéo qui étudient l’évolution de tel ou tel personnage ou cherchent à déterminer si la série colle à la narration du livre, etc.
Donc oui, il y a eu du changement, c’est certain ! Les façons multiples qu’ont les gens de parler du show ou de s’en approprier des éléments et de s’impliquer via différentes plates-formes, tout cela est fascinant et significatif, et occupera sans aucun doute les chercheurs et chercheuses pour les années à venir !
Game of Thrones, créée par David Benioff et D. B. Weiss, 2011-2019. © HBO
Sa dernière saison est en cours de diffusion. Qu’on la regarde ou non, qu’on l’aime ou non, Game of Thrones est indéniablement un phénomène culturel. Pourquoi, selon vous ?
La principale raison de sa popularité est qu’il s’agit d’une belle histoire, bien racontée. Mais au-delà de cela, elle semble puiser dans une variété d’intérêts et de thèmes contemporains – les jeux de pouvoir sont par exemple à la fois politiques et familiaux (ils prennent forme entre les différentes familles et en leur sein). La série mélange l’histoire aux mythes et donne une abondance de points de vue, jusqu’à devenir imprévisible, et donc passionnante.
En outre, elle nous a offert des rôles de femmes fantastiques, qui embrassent de multiples sortes de féminités. D’autres séries mettent aussi en scène de superbes personnages, mais ont tendance à n’en garder qu’un seul « type » – une super-héroïne dans Buffy, des travailleuses dans la franchise Les Experts, des femmes âgées dans Grace et Frankie, etc. Game of Thrones nous propose tous ces types, et plus encore, lesquels se côtoient dans une histoire vraiment riche. Il en va de même pour les hommes. Si l’on ajoute cela au fait qu’il est difficile d’y identifier un héros ou une héroïne absolu-e, que les gentil-le-s meurent aussi souvent que les méchant-e-s, qu’il y a des moments spectaculaires de scénographie, des batailles, des aventures, des dragons, de la magie, des jeux de pouvoir et de la vengeance, alors on obtient de la grande télévision !
Game of Thrones, créée par David Benioff et D. B. Weiss, 2011-2019. © HBO
Game of Thrones semble avoir brouillé les lignes de caractérisation traditionnelle des protagonistes, les siens n’étant ni des vrai-e-s héro-ïne-s ni des méchant-e-s au sens hollywoodien. Aucun-e d’entre eux et elles n’incarne un idéal, et les personnages principaux sont pour certains les représentants d’un système qui est en lui-même inégal : la monarchie.
Vous avez soulevé un ensemble de questions vraiment intéressantes. Je pense que la chose la plus fascinante au sujet des protagonistes qui ne sont ni tout à fait mauvais-e-s ni tout à fait bon-ne-s, c’est que cela permet aux téléspectateurs-rices d’explorer les nuances des héro-ïne-s. Cela reflète les façons dont les séries récentes ont complexifié ces figures, s’éloignant des types d’héroïsme proposés au cinéma.
La télévision permettrait-elle donc d’élaborer des rôles plus complexes ?
Oui. Elle peut explorer plus longuement les motivations et les intérêts des personnages – de sorte que nous pouvons voir qu’ils sont tout aussi pluriels, confus, méchants, généreux, aimants et vicieux que le reste d’entre nous ! Je daterais le début de la mise en avant de ce genre de caractérisations aux Sopranos (1999-2017) : Tony est un tueur au regard vide, mais aussi un père essayant de faire de son mieux pour ses deux familles (la mafia d’un côté, sa femme et ses enfants de l’autre). La série a poussé le propos du Parrain dans des univers très différents (le domestique, le trivial, ainsi que les thèmes plus larges de la confiance, la mort, etc.) et a montré que la télévision pouvait porter des arcs narratifs vraiment labyrinthiques, propulsés par une esthétique sublime.
Sans aucun doute, Game of Thrones nous a offert des protagonistes qui n’incarnent aucun idéal, et il est fascinant de lire pourquoi les gens préfèrent l’un-e à l’autre. Pour beaucoup, le véritable intérêt est de savoir dans quelle mesure un personnage joue bien « le jeu » du trône de fer. Il n’a donc pas à être « gentil » ou « héroïque », il a simplement besoin d’être habile, de garder une longueur d’avance et de comprendre comment ses adversaires réagiront. Cela est particulièrement clair dans ce que les interrogé-e-s nous ont dit sur Baelish (Little Finger, ndlr) ou Cersei, par exemple. Et il y a d’autres types de « joueurs-ses ». À l’instar de Jaime, dont la capacité à apprendre et à réaliser qu’il ne peut pas simplement obéir aux ordres et doit prendre sa place dans le jeu est l’un des plaisirs clés de sa storyline pour les téléspectateurs-rices.
Game of Thrones, créée par David Benioff et D. B. Weiss, 2011-2019. © HBO
Une chose qui prouve aussi que la série a surmonté certaines idées fausses sur son genre et son fandom est, comme l’écrit Katha Pollitt, le fait que « les femmes aiment la série autant que les hommes. Et ce qui est devenu clair à mesure que les personnages féminins prenaient de l’importance, c’est que, malgré la nudité gratuite, principalement féminine et toute forme de violence, la série soutenait une lecture féministe ». J’aimerais vraiment savoir ce que vous en pensez.
Je crois que notre recherche soulève des points intéressants à cet égard. Les critiques relatives à la nudité et aux problèmes de représentation des femmes dans la série ont eu tendance à se concentrer sur des événements, plutôt que sur des arcs narratifs individuels. Les participant-e-s de l’étude ont beaucoup parlé du plaisir lié au fait de voir un personnage grandir, se développer. Bien sûr, certain-e-s n’ont pas eu cette chance, ils et elles ayant été éliminé-e-s. Mais Sansa, par exemple, dont le parcours a été très ardu et extrêmement douloureux à regarder, est devenue une personne accomplie. Les violences commises sur elle par des hommes l’ont en partie forgée, la faisant évoluer d’une princesse naïve vers une joueuse forte et active de la bataille pour le trône de fer, avec un esprit stratégique vif.
Nous sommes passé-e-s d’une situation où les hommes faisaient valoir leurs droits de naissance pour monter sur le trône, à celle où, à la fin de la série, plusieurs femmes sont en lice, allant contre les traditions de l’héritage. Il reste un homme qui pourrait revendiquer la couronne, Jon Snow, mais comme il semble toujours « ne rien savoir », il est peu probable qu’il l’obtienne ! Et puis, il y a une jeune femme, Arya, qui a perfectionné l’art de l’assassinat bien avant n’importe qui. Je ne sais pas si toutes les téléspectatrices tentent de dénicher une lecture féministe lors du visionnage de la série, mais elles l’apprécient certainement !
Il y a eu beaucoup de discussions en ligne et IRL à son sujet. Ce que je trouve vraiment intéressant, c’est l’influence que le fandom a eue sur le contenu. Je ne sais pas dans quelle mesure précisément, mais il y a un changement clair, après la saison 5, dans ce qui est montré au public, en particulier concernant les viols. Il me semble que l’interaction du public avec les showrunners et les scénaristes constitue un nouvel élément à prendre en considération lors de l’analyse d’une œuvre de télévision comme Game of Thrones. Qu’en pensez-vous ?
De nombreuses personnes ont parlé des controverses que la série a engendrées, en particulier sur le viol de Sansa. Mais concernant cette scène, il n’y a pas eu de réaction uniforme : s’agissait-il d’une bonne ou d’une mauvaise représentation ? Les téléspectateurs-rices auraient-ils préféré qu’elle n’ait jamais été diffusée ? Il n’y a pas d’avis tranché. Au lieu de cela, le visionnage leur donne des moyens d’explorer le média de la série et les fonctions des arcs narratifs dans le récit, tout en s’interrogeant sur l’impact qu’ont certains événements terribles sur chacun-e des protagonistes et leurs décisions futures. Le public a ainsi des discussions sur plusieurs niveaux, et il serait faux de prétendre qu’un sentiment unique se détache quand il s’agit d’appréhender des scènes individuelles.
Il faudrait donc beaucoup de recherche et de travail avec les showrunners et les scénaristes pour comprendre comment les réactions de l’audience ont pu les impacter. Mais je conviens qu’il y a eu un changement. Et pas seulement en matière de nudité ou dans ce qui arrive aux femmes. Le type de violences infligées aux personnages masculins a aussi évolué. Elles sont devenues bien plus personnelles et préjudiciables pour leur perception d’eux-mêmes, comme lorsque Jaime perd sa main − on délaisse ainsi les morts spectaculaires, à l’inverse des saisons précédentes.
Game of Thrones, créée par David Benioff et D. B. Weiss, 2011-2019. © HBO
Ce qui m’a frappée au sujet des représentations genrées de la série, c’est que l’histoire, dans les premières saisons, s’articulait clairement autour du rôle secondaire des femmes et de leur impuissance conséquente dans ce monde, tandis que les hommes se pavanaient comme s’ils étaient invincibles. Mais peu à peu, ceux-ci ont appris la vulnérabilité et l’humilité, tandis que les femmes ont surmonté les tentatives d’anéantissement qu’elles ont connus et se sont fait une place dans le jeu.
J’ai vu beaucoup de discussions, entre autres sur Twitter, sur la nécessité pour la série de sérieusement réfléchir à sa représentation des femmes. Ce serait un projet fascinant d’examiner dans quelle mesure ces conversations en ligne et ailleurs ont une incidence sur le processus d’écriture.
Comment vous sentez-vous avec la fin de la série approchant ? Et pensez-vous que nous connaîtrons un phénomène mondial similaire à l’avenir ?
Personnellement, je commence déjà à me sentir un peu démunie ! Je veux voir comment cela finit, je suis excitée, mais je ne veux pas que cela se termine ! Je suis sûre que beaucoup de téléspectateurs-rices partagent ce sentiment. Ce qui rend Game of Thrones si intéressante, c’est qu’elle est largement regardée, mais encore plus discutée et pleine de métaphores sur notre monde : elle parle des États-Unis d’aujourd’hui, de la grossièreté et la corruption des politicien-ne-s et des riches, du réchauffement de la planète et du chaos climatique, ou encore de la condition humaine en général.
Je ne suis pas très douée pour les prédictions, mais je suis certaine que c’est un moment vraiment unique pour la télévision. Bien que je sois également convaincue que nous allons connaître une autre sensation mondiale très bientôt. Les gens ne sont pas simplement assis devant leur téléviseur à regarder des images flotter devant leurs yeux, comme certain-e-s critiques le suggèrent. Ils s’investissent dans les histoires, et lorsque quelque chose capte leur imagination, cela a une résonance et une importance réelles. Ils aiment partager avec les autres, discuter des storylines et des connexions avec leur vie, et questionner plus largement ce qu’être humain-e dans le monde contemporain signifie.
Game of Thrones, créée par David Benioff et D. B. Weiss, 2011-2019. © HBO
Je dois conclure cette interview avec une question évidente : qui finira sur le trône de fer, selon vous ?
J’étais team Cersei ! J’ai adoré son histoire, sa stratégie, son refus de prendre sa retraite et son manque de remords. Il était peu probable que mon vœu se réalise, car cela allait à l’encontre de toutes les normes des drames télévisés, dans lesquels un héros ou une héroïne plus fiable finit par l’emporter…
Je n’ai jamais voulu que Daenerys monte sur le trône. J’ai aimé certains aspects de sa storyline, mais depuis la saison 3, je sens qu’elle n’est pas ma reine ! Je serais curieuse d’y voir Sansa, mais peut-être qu’il serait encore plus intéressant qu’il n’y ait ni roi ou reine, et que ce soit le Peuple libre qui prenne les rênes…
