Avec Coco, Pixar retourne à ce qu’il sait faire de mieux : des récits magistraux d’histoires universelles, tout en couleurs vives et en musiques entraînantes. Pourtant, après l’imbibition inévitable des mouchoirs d’un public pris par les sentiments, que reste-t-il de ce tour de pyrotechnie cinématographique ? Coco n’est-il pas dépassé par la puissance potentielle de son propre récit et limité par nos imaginaires contemporains, baignés dans la société capitaliste ?
[Cette critique contient quelques spoilers, mais l’analyse se concentre sur certaines des thématiques afin de limiter les informations relatives à l’intrigue.]
Coco raconte l’histoire de Miguel Rivera, 12 ans, vivant dans la petite ville de Santa Cecilia, au Mexique. Son rêve : devenir musicien, à l’instar de son idole, Ernesto de la Cruz, star des années 1920-1930 (lequel est mort tragiquement, écrasé par une cloche géante). Malheureusement, la vie de Miguel doit se limiter à la fabrication de chaussures. De génération en génération, sa famille tout entière a rejeté la musique. Abandonnée par son mari qui a préféré poursuivre ses envies de gloire, laissant sa femme et son bébé sans se retourner, l’arrière-arrière-grand-mère de Miguel, Mamá Imelda, n’a plus jamais été la même. Cet abandon a laissé une marque indélébile dans l’existence de son entourage, faisant peu à peu de ce trauma celui de Miguel, bien après le décès de ses aïeux.
Coco nous présente ainsi une maisonnée de matriarches, décisionnaires indépendantes et protectrices des leurs. Le film aborde avec une certaine justesse les responsabilités fréquemment laissées aux femmes, des cheffes de famille soumises aux constructions sociales et genrées. Et Mamá Imelda ne dérogeait pas à la règle. « Elle n’avait pas le temps de pleurer ce musicien qui l’avait abandonnée. Après avoir banni la musique de sa vie, elle a trouvé un moyen pour subvenir aux besoins de sa fille. Elle a remonté ses manches et a appris à fabriquer des chaussures », explique Miguel en voix off en guise d’introduction. Mais pour le jeune garçon, qui passe son temps à raconter son quotidien à son arrière-grand-mère, Coco, souffrant de pertes de mémoire, et à cirer des chaussures sur la place du marché, il est impossible de tolérer le statu quo établi par ses proches. Il veut être artiste, et il est prêt à tout pour réaliser son rêve, même si cela l’amène à décevoir les attentes de sa famille.
Regarder un film d’animation initialement destiné aux enfants avec nos yeux d’adultes est généralement une aventure singulière et enrichissante. Les niveaux de lecture – dans les bons scénarios – sont saisissants. Il s’agit bien souvent d’œuvres de créatrices et créateurs s’adressant aux personnes qu’elles et ils étaient autrefois. Il y a donc de multiples façons d’appréhender ce genre de visionnages, lesquelles touchent irrémédiablement à quelque chose d’intime chez nous, de spécial et d’abstrait, de quasi spirituel. En cela, Coco est une expérience universelle qui ne peut nous laisser complètement indifférent-e-s.
Le choix des formats est souvent parlant. Malgré la CGI (effets spéciaux) omniprésente dans le cinéma, l’animation permet aux artistes une liberté esthétique incomparable. Elle devient donc quasi inévitable pour mettre en scène l’imaginaire enfantin. Visuellement, Coco est sublime. Les couleurs vives et le character design créent une réalité alternative dans laquelle nous n’avons aucun mal à nous plonger. Elle fait appel à ce que nous connaissons déjà, en le sublimant pas à pas.
Ainsi, lorsque Miguel pénètre pour la première fois dans le monde des mort-e-s, il y a dans cette transition un je-ne-sais-quoi d’évident.
Renoncer à l’enfance
L’animation s’emploie régulièrement à explorer une thématique commune : le deuil chez les enfants. Dans une certaine mesure, des longs-métrages comme Souvenirs de Marnie (2014) ou Le Chant de la mer (2014) résonnent d’ailleurs énormément avec Coco. Ces œuvres – brillantes – ne perpétuent pas l’idée absurde selon laquelle les plus jeunes n’expérimenteraient pas totalement le deuil, ou qu’ils et elles en auraient une compréhension limitée : elles entreprennent au contraire de leur donner des clés pour accueillir au mieux leurs émotions.
Comment parler de la mort à des enfants ? De son inévitabilité ? Comment peut-on, à un jeune âge, saisir des concepts que nous passons notre existence à questionner, à tenter d’accepter et de comprendre ? Au fond, face à la Faucheuse, l’âge n’a plus aucune importance, nous sommes tou-te-s ignorant-e-s. Et il faut alors admettre que l’on ne sait pas.
Dans Coco, Miguel découvre et explore littéralement la cité des mort-e-s. Et il se rend compte que les histoires racontées par sa famille ne sont pas de la fiction : « Ce n’est pas un rêve, alors. Vous êtes tou-te-s là. Je pensais que c’était une de ces choses inventées que les adultes racontent aux enfants, comme les vitamines. » La matérialisation du monde des défunt-e-s devant ses yeux est un moyen de rendre tangible ce qu’est l’ultime disparition : son immensité (à l’image de celle de la cité), son inéluctabilité (on y trouve des vieillard-e-s, des adolescent-e-s, des enfants), sa finitude (quand plus personne ne pense à vous après votre décès, vous en disparaissez complètement). L’imaginaire déployé ici est accessible à toutes et tous, il nous confronte à notre humanité et à nos limitations.
En écrivant sur le deuil des enfants, les adultes parlent aussi du leur : de ce qu’ils et elles étaient et ne seront plus jamais. C’est là le deuil de l’enfance. L’immense nostalgie émanant de Coco, la touchante évocation de la mémoire de celles et ceux qui nous ont précédé-e-s viennent tirer sur la corde sensible de nos existences. Nous devons enterrer qui nous étions pour exister pleinement dans le présent.
L’héritage, la famille et l’émancipation des traditions
Les enjeux du film tournent autour de l’importance du récit, des souvenirs, des traditions et de leur passation. Miguel n’a pas choisi sa famille. Et pourtant, ce musicien qui a quitté son arrière-arrière-grand-mère bien avant sa naissance a eu une influence directe sur sa vie : il incarne un frein pour ses ambitions, mais se révèle être la clé de son épanouissement quand Miguel accède au royaume des mort-e-s.
En suivant le jeune garçon dans sa quête individuelle, on réalise que celle-ci n’est possible que grâce à l’acceptation de ce qu’il aimerait rejeter : son héritage familial et culturel. « Tu veux finir comme cet homme ? Oublié ? Exclu de l’ofrenda de ta famille ? » lui demande Abuelita Elena, sa grand-mère. « Je me fiche d’être présent sur une stupide ofrenda », rétorque Miguel, frustré. Mais dès lors qu’il rencontre ses ancêtres, tout change. Ces personnes incarnent son émancipation suprême. En fin de compte, malgré les obstacles, il retourne dans son village avec la bénédiction de Mamá Imelda, sans « aucune condition ».
Entre les récits que l’on se raconte, ceux que l’on nous transmet et celui, personnel, que l’on développe chaque jour, il est facile de se sentir perdu-e. Comme Miguel au début du film. Mais au fur et à mesure de ses aventures, il gagne en confiance, et cela n’est possible que grâce à sa confrontation avec la mémoire de sa famille. Coco nous met face au caractère inéluctable de notre passé. Se détacher totalement d’où l’on vient est irréaliste. Apprendre à l’accepter pour être apte à avancer semble donc inévitable. Si le long-métrage est une ode évidente à la famille, c’est aussi une mise en garde sur les conséquences de l’obéissance aveugle aux traditions et aux injonctions. À terme, Miguel reste seul maître de son destin.
Et ce contrôle sur la narration de nos vies n’est pas donné à tout le monde. Coco parle surtout des histoires dont nous sommes privé-e-s. Parce que, comme le titre du film l’indique, si Miguel est le personnage principal, l’enjeu central concerne son arrière-grand-mère, Mamá Coco. Enfant, et tout au long de sa vie, celle-ci a été dépossédée de sa propre histoire. Par sa mère d’abord, qui a cherché à la protéger, et par la maladie ensuite, conséquence brutale de sa vieillesse. C’est le fil de son existence que l’on remonte aux côtés de son petit-fils, dans une danse colorée intergénérationnelle sur quelques airs de guitare. Coco est la clé du souvenir, et Miguel son passeur.
La cité des mort-e-s, une organisation classiste
S’il est facile de comprendre l’unanimité sur ce film d’animation, celui-ci n’est pas sans défauts. Le Jour des morts est une tradition ancienne, sacrée et essentielle de la culture mexicaine − dont Disney a tenté de déposer la marque en 2013 −, et le long-métrage parvient à en transmettre les ressorts avec une certaine justesse. Mais il semble que la peinture qui nous est faite de la cité des mort-e-s (et de son sens profond) soit immensément réductrice, prête à l’étiquetage pour la mise en vente en magasin.
À peu de détails près, le monde des mort-e-s imaginé ici est tout simplement celui des vivant-e-s en un peu plus fun. En dépit de ses créatures volantes multicolores et d’un rendu visuel magnifique des détails, son organisation est similaire à celle de notre réalité, où le système de starification détermine le statut social de chacun-e. Une société de classes, en somme. Les injustices vécues ici-bas sont donc également celles expérimentées dans l’au-delà. Celles et ceux dont on se souvient le plus sont les riches qui ne savent pas quoi faire de leurs offrandes et ne disparaîtront probablement jamais, alors que les personnes lambdas ou les parias sont condamné-e-s à traverser leur dernier repos déclassé-e-s, en marge.
Pixar a donc détourné les croyances mexicaines pour en faire la structure collective d’un au-delà capitaliste, ce qui revient à réduire des traditions centenaires à une copie carbone de nos sociétés occidentales consuméristes. Dans Coco, on entre dans la cité des mort-e-s comme on entre à Disneyland (et ce n’est pas une façon de parler : il y a des guichets). Ainsi, le long-métrage expose l’un de ses plus gros paradoxes : tout en tentant de déconstruire le mythe de la célébrité idyllique et de l’adulation aveugle, il perpétue les constructions sociales qui en sont à l’origine.
Différentes raisons peuvent motiver cette appropriation superficielle, dont l’une est directement liée au sujet que le scénario s’efforce constamment d’aborder : le deuil chez l’enfant et la confrontation à la mort. Avec l’élaboration d’un univers magique et distrayant pour nos yeux et ceux de Miguel, le film veut nous consoler de l’un des aspects les plus cruels de la mort : son absurdité et son abstraction. Le long-métrage tente de détourner notre attention, à la manière d’une société capitaliste adepte de la surenchère. C’est dans son traitement de l’indicible douleur provoquée par la perte d’un-e proche qu’il manque assez ironiquement d’âme. Il n’existe pas de mots suffisamment précis pour expliquer cela à un-e enfant, pas de concepts assez puissants pour ne serait-ce que le toucher du doigt. Coco est bercé de musique, mais quelque chose d’essentiel lui fait défaut : le silence de nos chagrins, et le vide qui les accompagne.