Nina est une femme trans, et durant des années, il lui a semblé vivre en apnée, retenant son souffle pour ne pas être vue ni remarquée, détournant l’attention de la personne qu’elle était vers ce qu’elle était capable d’accomplir. Aujourd’hui, c’est une confidence intime mais nécessaire qu’elle te fait.

 

J’ai longtemps pensé que les autres pouvaient voir à travers moi. Ils et elles – mais surtout ils – avaient la capacité de voir en moi quelque chose de facile à prendre. J’ai un tempérament doux, et je n’ai jamais compris qu’on puisse déverser sa misère et ses frustrations sur les autres, ni qu’on se plie à un jeu social fondé sur cette logique.

Mais je pense que, de nos jours, chacun-e est dans un état de tension permanente, parce que c’est seulement en maintenant les gens sous pression que le système capitaliste néolibéral s’épanouit. Pour conserver une hégémonie basée sur le principe du pouvoir et des inégalités, il faut que les personnes que l’on met à la marge gardent la tête sous l’eau. Dans ce contexte – et jusqu’à un certain point –, je comprends que chacun-e d’entre nous cherche des exutoires et que la différence soit toujours une cible facile. Mais en réalité, je suis triste et en colère de cet état de fait. Parce que j’ai vécu presque trente ans de ma vie en ayant peur qu’on me voie pour qui je suis, de confirmer une image qui ferait penser aux autres qu’il serait facile de s’en prendre à moi.

Enfant, les gens me considéraient comme un garçon doux et « efféminé ». D’après eux, m’appeler « la danseuse » était une bonne idée (aussi parce que je dansais pendant les matchs de foot en club, mea culpa). Les étiquettes sont vite collées, mais, vivant comme un garçon avant mon coming out trans, j’ai rapidement compris qu’il serait mal vu que mes interlocuteurs masculins me croient homosexuel. Ce qui me dérangeait, évidemment, ce n’était pas tant qu’on pense cela de moi, mais qu’on m’enferme dans la catégorie « garçon ». Dans mon cœur et dans mon âme, je n’en étais pas un. Mais ça, je ne le savais pas moi-même, ou en tout cas, je n’avais pas les mots pour le formuler. Alors, pour satisfaire autrui, j’ai décidé d’être « artiste », une catégorie bien pratique qui, rétrospectivement, m’a longtemps permis de brouiller les pistes autour de mon identité.

En fait, je n’ai pas changé si radicalement de cap en acceptant que mon identité soit celle d’une femme. Après tout, il y avait une évidence, pour moi, à me sentir à ma place dans un monde de femmes. Ma douleur la plus vive était celle de mon corps, celui qui paraît encore démontrer aux autres que non, je ne saurais être femme. Et d’une certaine manière, j’ai peur de leur prouver le contraire.

Car il faut le dire, contrairement à la narration proposée dans la plupart des films qui abordent le sujet de la transidentité (je pense à Girl ou Just Charlie), non, ça ne « se voyait » pas. Étant petite, il m’était tout aussi égal de jouer avec la figurine d’Ellen Ripley que Ken et Barbie avec la fille de ma nounou. Mais pour celles et ceux qui voudraient chercher des preuves de quoi que ce soit, essayant de contextualiser la chose, non, en effet, il n’y avait pas de signe extérieur évident de ça chez moi. C’est une vision si binaire de l’existence à laquelle je n’ai jamais pu me faire, mais les autres vous envisagent toujours comme ils et elles le désirent. On ne peut pas y faire grand-chose. Et même si cela est souvent désarmant, le tout est, à un niveau intime, de trouver l’équilibre dans ce que les autres et nous-mêmes voyons.

Dans ma tête, à cause d’une réalité sociale qui n’accepte pas la complexité et des idées reçues largement relayées dans la culture, je me suis dit pendant longtemps que je ne pouvais pas être un garçon homosexuel parce que c’était factuellement faux. Et je ne pouvais pas être une femme, puisque ça ne se voyait pas étant enfant. Et d’ailleurs, pour être honnête, à l’époque, je n’avais aucune compréhension de ce que ça voulait dire. On ne parlait pas encore de transidentité. Les mots me manquaient. Alors, qu’est-ce que je pouvais bien faire ? Rien, sinon continuer de grandir en tentant de saisir les paradoxes qui m’habitaient, et me réconcilier avec mes pensées. Tu vois l’ironie…

En fait, je ne pourrai jamais exister proprement si je n’accepte pas de ne pouvoir être tout à la fois, comme je me suis attachée à le faire durant des années. Il s’agit d’écouter ce que mon corps et mon inconscient me disent, pour ne plus être effrayée, et prendre ma place pour de bon. À cette heure, j’ai moins peur – parce que peur il y a – d’être prise pour cible parce que je suis une femme que pour quelque chose que je ne suis pas. Je crois que c’est un premier pas vers l’acceptation de celle que je suis, à mes yeux et aux yeux des autres.

Aujourd’hui, je le dis haut et fort : je suis une femme émancipée, passionnée. Une femme libre d’exister.

 

Œuvres citées :

  • Girl, Lukas Dhont, 2018
  • Just Charlie, Rebekah Fortune, 2019
  • Her Story, Sydney Freeland, 2016
  • Alien : Le Huitième Passager, Ridley Scott, 1979

 


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