En 2016, dans Les Sorcières de la République, Chloé Delaume peignait le portrait d’une société ultra-consumériste dans laquelle le féminisme avait, d’une certaine façon, échoué. Dans cette dystopie, les femmes étaient revanchardes. Leur révolte brève était le fruit d’un pouvoir qui les dépassait et de leur colère face à des inégalités intemporelles. Trois ans plus tard, l’autrice précise sa pensée avec un essai plus posé que son roman. Mes bien chères sœurs fait un état des lieux de l’après #MeToo et propose des solutions pour que les femmes s’unissent contre le patriarcat. Mais de quelle sororité parle-t-on ?
On pense d’abord à Virginie Despentes. À la lecture des deux premiers chapitres de Mes bien chères sœurs, la référence est évidente. Elle reprend la fameuse phrase : « J’écris de chez les… », et utilise un ton vindicatif et provocateur. Mais Delaume, elle, ne propose a priori aucune piste de réflexion : elle pousse un cri de colère, révoltée par une société dans laquelle le numérique a pris le pas sur le réel et où rien ne semble pouvoir lutter contre un patriarcat aux airs de start-up masculiniste. Difficile, dès lors, de se dire que son texte va nous mener quelque part tant l’autrice crache sur tout et sur n’importe qui. Il faut tenir, pourtant.
Sa plume acerbe, travaillée, fait finalement mouche, et la structure de l’essai se dévoile peu à peu. Les lecteurs-rices sont face à une dissertation écrite par une femme qui pose sa colère comme sujet. Elle la décortique, l’affine, pour aller jusqu’au fond de son propos. Dans son livre, Chloé Delaume met tout ce qu’elle est : la féministe, l’essayiste, la romancière, celle qui a aimé des hommes, des femmes, celle qui s’est prostituée, a lu, écrit, milité. Et ici, elle raconte : tout s’entremêle dans cet essai autobiographique. Sa vie est, dans une certaine mesure, celle de toutes les femmes, statistiques à l’appui.
Elle se souvient de ses premiers rapports au féminisme, et de ses premières déceptions, aussi : « En fait, hormis mon père, mes pires humiliations et mes plus grandes douleurs, ce ne sont pas des hommes qui me les ont infligées » (p. 61), écrit-elle. Un moyen pour elle d’évoquer certaines injonctions féministes (ici, ne pas se maquiller), et sa douleur de ne pas trouver dans le mouvement les sœurs qu’elle aurait tant aimé avoir. Finalement, c’est sur ce point précis que s’ouvre enfin son propos principal, pourtant présent dès le titre de l’essai.
Les enjeux de cette sororité sont complexes car Chloé Delaume semble, au premier abord, ne pas aimer Internet. Mais au lendemain de #MeToo et de #BalanceTonPorc, elle reconnaît et admire la solidarité anonyme qui vient avec l’immatériel :
La révolution numérique a apporté aux femmes des outils de réflexion qui les rendent solidaires, conscientes qu’elles forment un nous. (…) Et ce nous n’est pas seul. (p. 73)
Cette solidarité, pourtant, elle en a peur. Pourrait-elle devenir soluble dans le réel ? Chloé Delaume voit en elle la fin des rapports de domination, l’occasion de changer la donne pour de bon, car sous des revendications féministes, « la mamatrone existe autant que le papatron » : la femme qui a sué et souffert pour arriver en position de pouvoir rabaissera elle aussi les femmes qu’elle côtoie. Mais nous sommes nombreuses et nous devons jouer là-dessus. Si toutes les femmes emploient des mots comme « autrice » ou « sororité » et féminisent les noms de métiers, alors l’usage prendra le pas sur les règles fatiguées de l’Académie française. Il faut faire front toutes ensemble. Cette vérité, elle la trouve dans les mots de Julia Serano, extraits de son Manifeste d’une femme trans et autres textes : « La seule chose que toutes les femmes partagent, c’est le fait d’être perçues en tant que femmes et traitées comme telles. » Ainsi, Mes bien chères sœurs est un appel aux femmes, à l’amour des femmes et un plaidoyer pour l’annihilation de la notion de rivalité.
Dans la sororité, Chloé Delaume n’oublie jamais la colère, une colère légitime et contrôlée, organisée. C’est là la force de son essai. Aimons-nous les unes les autres, oui, mais aimons-nous parce que de cette manière, le patriarcat ne pourra plus nous diviser pour mieux régner. Si l’idée a un côté utopique, Delaume la développe sans naïveté. Véritable appel au ralliement, Mes bien chères sœurs marque tant par son propos que par la puissance remarquable de la plume de son autrice. Cet essai n’est pas simplement une œuvre solide qui porte à réfléchir, c’est aussi un bel exercice de style. La forme se met au service du fond, et le fond nourrit la forme. On peut parfois avoir l’impression, d’ailleurs, que Chloé Delaume cherche la phrase choc, la citation qui va faire date. Mais qu’importe : la lecture reste jouissive. On note des phrases en se disant que, quand même, c’est bien trouvé, et que ça motive drôlement à militer. L’amour et la solidarité sont ici des outils de lutte parce que, pour la citer une dernière fois : « Le patriarcat bande mou et le matriarcat a les ovaires en feu. »
Pourtant, la dernière citation pousse à s’interroger concernant la position de Chloé Delaume sur la transidentité. Aujourd’hui, on sait que le matriarcat n’est pas qu’ovaires et qu’il peut bander aussi. Les questions de genre (qu’elle aborde à plusieurs reprises) semblent lui poser problème. Elle tourne maladroitement autour du sujet, ce qui donne à sa sororité des airs de sororité sélective. Et c’est peut-être là le problème le plus important de son essai, là où sa portée s’arrête et où son propos échoue. Au final, tant de sujets y sont abordés qu’il est difficile de tout retenir, et Chloé Delaume ne nous donne jamais les outils nécessaires pour analyser l’ensemble de son propos. À nous de projeter nos propres idées pour remplir les espaces vides. Mais une sororité sans nos sœurs trans n’existe pas, et aucune tergiversation n’est acceptable à ce sujet.
Ainsi, Mes bien chères sœurs n’est pas exactement un essai au sens traditionnel du terme. À l’image de King Kong Théorie avant lui, il représente l’incursion d’une romancière dans le genre, et se lit davantage comme un méli-mélo de pistes et de réflexions. Chloé Delaume y dresse un constat très personnel de la société de notre époque et y insuffle son histoire personnelle de manière très explicite. Nous pouvons y piocher ce qui nous inspire pour en faire quelque chose. L’autrice parle beaucoup, après tout, de l’importance des mots. À nous de nous emparer des siens – qu’on les approuve ou non – et de poursuivre le débat, de manière à ce qu’ils ne deviennent pas solubles dans le réel.
Seuil
07/03/2019
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Chloé Delaume
13,50 €
« Ceci est une adresse. Aux femmes en général, autant qu’à leurs alliés. Je vous écris d’où je peux. Le privé est politique, l’intime littérature. » En France, la quatrième vague féministe a fait son entrée : non plus des militantes, mais des femmes ordinaires. Qui remettent en cause les us et les coutumes du pays de la gaudriole, où une femme sur dix est violée au cours de sa vie, et où tous les trois jours une femme est assassinée par son conjoint. Dans ce court texte incisif qui prône la sororité comme outil de puissance virale.