Sorti en salle le 2 octobre dernier, Viaje est le premier long-métrage de Celia Rico Clavellino, que l’on retrouve également au scénario. La cinéaste espagnole s’était auparavant distinguée avec un court-métrage, Luisa n’est pas chez elle (2012), le récit doux amer d’une échappée en vingt minutes. Sept ans plus tard, la réalisatrice nous emporte cette fois-ci dans un drame poignant.
[Attention, cette critique contient de nombreux spoilers.]
Viaje est un huis clos émouvant sur l’absence. Et plus précisément sur celle qui nous enferme dans l’étroitesse d’une cellule familiale déchirée par le deuil, et sur le départ. Estrella (Lola Dueñas), couturière, et sa fille Leonor (Anna Castillo) vivent ensemble. Dès la première scène, l’on comprend qu’un lien très fort les unit. La caméra leur fait face, alors qu’elles sont endormies sur le canapé, quand leur sommeil est soudainement troublé par la sonnerie d’un portable. Drôle d’image, dont le but est avant tout de souligner que cette famille n’est composée que de deux membres. Le père est mort, et c’est cet appel d’une compagnie de téléphone qui nous glisse, subtilement, l’information. L’interlocuteur cherche à lui parler, car sa ligne n’a pas été coupée. Et pour cause, Estrella est dans l’incapacité d’accepter que son mari est mort : il est « absent ».
Impossible de rester de marbre face à une telle scène d’ouverture. Projeté-e dans la vie de ce duo aussi banal que touchant, on se perd dans un appartement encombré, un peu kitsch. Le noyau est ce salon, que Celia Rico Clavellino filme avec beaucoup d’attention. C’est une table brasero autour de laquelle le quotidien de la famille s’articule. Sous les couvertures, les jambes d’Estrella et de Leonor s’emmêlent et se nouent, se démêlent et se disputent, pour finalement s’étendre jusqu’au meuble chauffant. C’est à cette table qu’elles mangent, se parlent, regardent des séries.
On comprend rapidement que Leonor est une jeune femme comme les autres : un peu perdue, tourmentée par le deuil et l’avenir, consciente que sa mère ne roule pas sur l’or. Taciturne et peu bavarde, elle a laissé ses études de côté – sûrement après la mort de son père – et travaille pour aider à régler les factures du foyer. La seule scène du film qui se déroule hors de l’appartement est en boîte de nuit, où l’adolescente rejoint ses copines et copains, parmi lesquel-le-s sa meilleure amie, de retour de Londres. Ces retrouvailles sont la source d’un enjeu qui dépasse autant Leonor qu’Estrella : il s’agit du point de départ de sa quête existentielle, celle qui lui permettra de trouver son salut. Elle comprend que celui-ci n’est pas à chercher auprès de sa mère, dans cet appartement hanté par les souvenirs. L’adolescente, qui souhaitait initialement s’offrir des cours pour apprendre l’anglais, fait un choix radical et annonce qu’elle désire partir à Londres. Or, rien ne préparait ce foyer à la séparation.
Ce que l’on pensait au début être un film sur l’adolescence et la fuite se révèle finalement être un chef-d’œuvre sur la solitude des parents, condamnés à rester là où leur progéniture a déserté. Estrella n’a d’autre choix que d’accepter la situation. Si elle est tentée de retenir son enfant, les tensions qui agitent les deux femmes sont néanmoins trop vives et trop vaines. Se mettre Leonor à dos n’en vaut pas la peine. C’est donc avec la bénédiction de sa mère que la jeune femme s’envole pour le Royaume-Uni, pour y commencer sa nouvelle vie de fille au pair.
La nuit suivant le départ de Leonor, Estrella est réveillée par des odeurs de fumée. Dans le salon, la table brasero, alimentée par une bonbonne de gaz, a pris feu. Elle parvient à l’éteindre, mais tout est à jeter. Le foyer tel qu’elle l’a connu est condamné au changement, et cet organe qui reliait les deux femmes n’est plus que cendres. Elle apprend ainsi à gérer une relation à distance avec sa fille, achète un nouveau téléphone portable qui lui permet de communiquer avec elle à toute heure du jour et de la nuit, et passe de longues minutes, assise, à questionner l’absence. Cette mère débraillée, dont l’âge pèse soudain sur les épaules, s’arrête souvent, emmitouflée dans son pyjama et sa robe de chambre, comme si elle contemplait le vide laissé par son enfant. Esseulée, animée par le manque, elle appelle vainement le couple qui accueille Leonor, de l’autre côté de l’Europe. Mais c’est le silence qui lui répond. Celui-ci, pourtant présent depuis le début du film, s’abat dès lors sur des spectateurs-rices moroses. L’ambiance est lourde, il n’y a pas d’échappatoire et aucune musique pour venir alléger l’air. Le travail effectué autour du silence est admirable d’équilibre et de pertinence. Ici, la bande-son sert le récit, et inversement.
Face au départ de sa fille, Estrella n’apprend pas juste à être seule ; elle apprend à lui lâcher un peu de lest et comprend qu’il n’y a que l’attente qui lui permettra de savoir ce que vit Leonor dans cet ailleurs qu’elle n’imagine pas. Allongée sur son matelas, elle ne supporte pas la vue de la chambre vide de la jeune femme, dont elle contemple le lit fait. Un soir, elle se relève et en ferme la porte, acceptant enfin sa solitude. Son intimité, composée de multiples gestes quotidiens, est touchante : du café du matin au coucher, c’est la simplicité de la routine qui l’habite. Mais pour Estrella, la solitude ne dure jamais vraiment. Auprès d’elle se trouve son ami Miguel (Pedro Casablanc), danseur de salon, qui la met au défi de réaliser les costumes de son club pour leur compétition à venir. Elle qui ne vivait qu’au rythme des messages de sa fille, de ses appels et du colis régulier qu’elle lui préparait tendrement, se consacre de nouveau à sa propre personne. Le vide de l’appartement se remplit alors progressivement de dizaines de robes et de vestons jaunes, posés çà et là au hasard des meubles. Ces vêtements, tels des corps inoccupés, l’accompagnent jusqu’au retour de l’enfant, bouleversée par une expérience qui n’a ressemblé en rien à ce qu’elle avait imaginé.
Avec Viaje, Celia Rico Clavellino signe une œuvre dont l’on ne ressort pas indemne. La justesse des mots et de chaque situation nous touche directement au cœur. Alors que, de nos jours, le septième art aime ses protagonistes jeunes et unidimensionnelles, la réalisatrice nous propose un autre récit : celui d’une mère, d’une femme quadragénaire, qui doit apprendre à exister au lieu de perpétuellement se sacrifier. Et c’est finalement à Estrella, héroïne insoupçonnée du film et de sa propre vie, que l’on s’identifie le plus. Quelle différence y a-t-il entre nos existences de femmes et la sienne, condamnées que nous sommes à toujours dire au revoir aux êtres aimés, nourris, aux enfants comme aux maris, à tou-te-s celles et ceux auxquel-le-s notre temps et nos émotions ont été offerts, jusqu’à l’épuisement ?