Sorti en salle le 9 octobre, Papicha, premier long-métrage de la réalisatrice algérienne Mounia Meddour, a profondément bouleversé Nina. On y suit le parcours de Nedjma et de ses amies étudiantes dans l’Algérie des années 1990, durant la décennie noire, alors que la guerre civile s’intensifie, opposant le Front islamique du salut au gouvernement. Désireuses de vivre librement, elles décident d’organiser un défilé de mode et se heurtent à la montée de l’intégrisme religieux et à la violence des hommes. Une œuvre vitale et fulgurante.
[Attention, cette critique contient de très nombreux spoilers.]
Il y a des films qui nous retournent et s’imposent au moment où l’on a besoin d’eux. Ou qui, plus largement, s’ancrent de manière décisive dans une époque. Papicha est de ceux-là. Au cœur d’Alger, années 1990, on suit le quotidien de Nedjma (Lyna Khoudri), 18 ans, et de ses amies de la cité universitaire. La jeune femme veut être styliste et conçoit des robes qu’elle vend illégalement dans les boîtes de nuit de la capitale aux « papichas », jeunes Algéroises coquettes, désireuses d’exister librement, de faire la fête et de s’habiller comme elles l’entendent.
C’est dans un climat social de plus en plus lourd que Nadjma et sa camarade Wassila (Shirine Boutella) continuent à quitter secrètement l’internat la nuit, dont toute sortie est interdite. La propagande s’intensifie, particulièrement à l’égard des femmes, que l’on enjoint vivement à se couvrir. Lentement mais sûrement, des affiches envahissent l’espace : c’est d’abord une ou deux, qu’elles croisent près de la fac, puis des dizaines, avant de se muer en tracts qu’on leur distribue en classe et jusque dans leur chambre. Ainsi, les injonctions se transforment en obligations. Pour autant, Nedjma refuse catégoriquement de s’y soumettre. Chaque fois que l’on exige d’elle la soumission, elle se dresse avec une rage communicative. Ce qu’elle veut, elle, c’est élaborer des robes. Coûte que coûte.
La force première du film est la proximité que la réalisation installe entre les spectateurs-rices et les personnages. Même si Nedjma est le point focal du récit, le recours récurrent aux gros plans et aux cadrages caméra à l’épaule confère au long-métrage un caractère immersif, qui dissout les codes habituels de la narration. Nous sommes partie prenante de l’histoire, plongé-e-s dans un bain sensoriel où les femmes font corps autour d’un désir commun : vivre. Dès lors, nous sommes tenu-e-s en haleine, en prise totale avec l’énergie féroce de Nedjma dans sa bataille pour la liberté. Son amitié avec Wassila, Kahina (Zahra Doumandji) et Samira (Amira Hilda Douaouda) est pleine de générosité et se nourrit de leur détermination à ignorer la menace qui plane au-dessus d’elles.
Grâce à la multiplicité qu’incarnent ses protagonistes, Papicha nous offre un regard complexe sur une situation spécifique et ne sert qu’un propos : la nécessité du libre arbitre. L’œuvre de Mounia Meddour n’est pas une diatribe filmique antireligieuse. Elle montre comment vient bien souvent, avec la montée du conservatisme, celle des violences et du contrôle du corps des femmes. Elle exprime ce qu’est la terreur politique, qui s’abat sur ces dernières et est capable de revêtir de multiples formes. Et celle-ci est exploitée à des fins de pouvoir hégémonique, de destruction. Qui sait de quoi sera fait demain ? Ainsi, les thèmes de la résistance et de la résilience font battre le cœur de l’œuvre.
Le rapport de Nedjma à la couture et au stylisme évolue après l’assassinat de sa sœur Linda (Meryem Medjkane), journaliste. Juste avant de partir en reportage, elle est abattue par une jeune terroriste. Le monde de Nedjma bascule. Mais alors qu’elle pourrait sombrer dans la folie, l’étudiante décide de faire face. Elle se réapproprie la tradition vestimentaire du haïk, dans le but d’organiser un défilé de mode dans le réfectoire de la cité universitaire. Ce choix est profondément politique et féministe, celui-ci étant utilisé par les femmes durant la guerre d’Algérie, pour dissimuler dans les plis du tissu armes et bombes, afin de lutter contre la colonisation.
Le rapport au textile devient ainsi intime et porteur d’une mémoire. Papicha prend une dimension bouleversante. Il se détourne de toute démonstration didactique et de ses simples qualités de commentaire social pour nous parler d’amour, d’un amour viscéral entre des femmes heurtées par le patriarcat et le pouvoir. Si l’oppression nous met bien souvent à terre, l’art, lui, nous permet de prendre racine et de résister. Et cet enracinement est aussi, pour Nedjma, dans le sol de l’Algérie. La jeune femme aime son pays de tout son cœur, et de tout son corps. À tel point qu’après la mort de Linda, elle se met en tête de teindre en rouge le haïk que portait sa sœur au moment de sa mort. Survient alors une scène aussi somptueuse que bouleversante où, toute de blanc vêtue, elle se traîne sur le sol afin de récupérer des betteraves qu’elle croque. Maculée de terre, elle passe les jours suivants à coudre de manière effrénée, en dehors de toute réalité. Alors que tout le monde autour d’elle semble vouloir partir avant que les islamistes n’aient les pleins pouvoirs, elle s’accroche de plus en plus à sa terre maternelle.
Cette résistance pour la liberté et son pays arbore de nombreuses formes, affronte de nombreux adversaires. Les premiers, ce sont bien sûr les hommes. Leur présence délimite toujours une frontière, celle d’une liberté refusée aux femmes. Nedjma flirte avec Mehdi (Yasin Houicha) et pense avoir trouvé quelqu’un qui la comprenne. Mais elle se rend compte que celui-ci ne souhaite qu’une chose : quitter l’Algérie pour la France, où des opportunités se dessinent, mais où la jeune femme craint d’être enfermée dans son rôle d’épouse. Entre la trahison du veilleur de nuit de la cité universitaire que Nedjma payait pour aller et venir à sa guise, la répudiation de Samira par sa famille alors qu’elle se retrouve enceinte avant son mariage d’un autre homme que son promis, et les coups portés à Wassila par son petit-ami, les rares soutiens masculins des jeunes femmes se révèlent aussi être leurs bourreaux.
À la fin du film, alors que la directrice de l’université (Nadia Kaci) a donné son accord pour le défilé qui prend place dans le réfectoire, des terroristes islamistes pénètrent dans l’enceinte de l’établissement et tirent dans la foule, traquant les survivantes avec une effroyable minutie. Si Nedjma, Samira et Wassila en réchappent, la mort les frappe de nouveau violemment. Fort heureusement, Mounia Meddour ne nous laisse pas avant d’avoir soigné le traumatisme. Elle offre à son public un élément essentiel : l’espoir.
Papicha nous transporte, tel un poème brutal et flamboyant, charnel et plein d’une parole libre, dressant un constat sans compromis sur le monde qui nous entoure. Le propos expose l’extrême oxymore de la terreur : dans ce lieu où cohabitent de manière insoutenable l’horreur et la beauté, ne restent plus que la mort, le deuil, et le combat pour continuer de vivre, malgré tout.