Dans Putain, récit autofictionnel écrit sous le pseudonyme de Nelly Arcan, l’autrice québécoise Isabelle Fortier, décédée en 2009, raconte son expérience de travailleuse du sexe. Elle y évoque notamment les injonctions faites aux femmes, les obsessions et le sexisme ordinaire. Son propos est puissant et son style frénétique, l’écriture constituant sa seule échappatoire. Elle brise le silence en jetant ses mots sur le papier comme une bouteille à la mer, espérant se rencontrer elle-même au fil des pages.
Dans son premier roman, Nelly Arcan mêle confessions et récit fictif. Elle relate le quotidien d’une jeune travailleuse du sexe montréalaise, son double éponyme, et nous livre le témoignage poignant de cette femme lasse d’appartenir aux hommes, d’être décrite, inventée et fantasmée uniquement par eux. Le point de vue à la première personne qu’elle adopte constitue l’un des aspects les plus intéressants de l’ouvrage : la voix de la protagoniste semble souvent se confondre avec la sienne, sans jamais tout à fait fusionner avec elle. Et l’écrivaine crée un malaise en relatant les conséquences des injonctions que nous formulons autant que nous les subissons.
Au début du récit, c’est très naturellement que Nelly se lance dans la prostitution : « Il a été facile de me prostituer car j’ai toujours su que j’appartenais à d’autres, à une communauté qui se chargerait de me trouver un nom, de réguler les entrées et les sorties, de me donner un maître qui me dirait ce que je devais faire et comment, ce que je devais dire et taire » (p. 15). Elle interprète un rôle de composition, celui de femme-enfant, faute de pouvoir se définir par et pour elle-même, se cherchant obstinément dans le regard d’autrui et en particulier dans celui des hommes. La protagoniste tente de conquérir sa féminité et de créer sa propre identité au fil de ses rencontres, du temps et de ses clients : « Et je ne saurais pas dire ce qu’ils voient quand ils me voient, ces hommes, je le cherche dans le miroir tous les jours sans le trouver, et ce qu’ils voient n’est pas moi, ce ne peut pas être moi, ce ne peut être qu’une autre, une vague forme changeante qui prend la couleur des murs » (p. 20).
Arcan interroge ainsi le lien entre représentation du corps féminin et pouvoir masculin dans la société nord-américaine, évoquant notamment le caractère problématique du fantasme de l’éternelle jeunesse féminine, là où les hommes, eux, « peuvent être tout ce qu’ils veulent, médiocres et flasques, à demi bandés, alors que chez les femmes c’est impardonnable, le flasque et les rides, c’est proprement indécent, il ne faut pas oublier que c’est le corps qui fait la femme, la putain en témoigne, elle prend le flambeau de toutes celles qui sont trop vieilles, trop moches, elle met son corps à la place de celles qui n’arrivent plus à combler l’exigence des hommes, bander sur du toujours plus ferme, du toujours plus jeune » (p. 48-49). Elle dénonce ce double standard dont elle a pleinement conscience, mais sans parvenir à s’en émanciper. La crainte de vieillir, le besoin maladif de plaire, et la terreur de ne jamais être assez ceci ou cela font partie de son lot quotidien.
Ce sexisme qu’elle raconte, Nelly Arcan l’a grandement internalisé, mais il semble qu’elle endosse volontairement une posture misogyne pour nous faire réfléchir et mettre en lumière les angoisses des femmes et leurs sources. D’ailleurs, la narratrice, qui se sent déconnectée du monde qui l’entoure, se définit elle-même comme une « poupée », une « Schtroumpfette »¹, et lorsqu’elle écrit que les femmes sont « incapables de réinventer leur histoire ou de penser la vie en dehors des sondages de magasines de mode » (p. 42), son ton est indéniablement ironique. Elle fait la satire d’un comportement à l’origine de ses craintes et de sa souffrance et s’approprie ce discours pour en dénoncer la violence et la dangerosité. Elle ne se gêne pas non plus pour faire des remarques sarcastiques à l’égard des hommes, ceux dont elle « se joue autour d’une table, les ridiculisant d’un clin d’œil [qu’elle] ne leur adresse pas » (p. 69).
La haine de l’autre dont elle fait preuve est également tournée vers elle-même et participe de son attitude autodestructrice : « Et n’allez pas croire que j’échappe à cette règle, je suis une femme de la pire espèce » (p. 43-44), affirme-t-elle. Terrifiée par la vacuité (de la vie, de son ventre, de son héritage…), elle se rêve « fixée pour toujours ». Elle veut laisser au monde une trace indélébile, et que l’on voie après sa mort ce qui se trouvait en elle et que nous avions échoué à comprendre. Déjà au cœur de son œuvre, son suicide – elle s’est donné la mort le 24 septembre 2009, à l’âge de 36 ans – sera évoqué et fantasmé plusieurs fois dans ses écrits.
Dans sa prose, on ressent alors toute l’urgence dans laquelle elle est plongée : le texte contient énormément de virgules, les phrases sont très longues, comme si Nelly ne parvenait pas à réguler le flot des pensées et émotions qui s’écoulent de sa plume, comme si elle voulait tout raconter d’une traite, volonté à laquelle la ponctuation n’oppose qu’un minuscule barrage. L’écriture est pour elle un instrument, un antidote, elle s’y accroche de toutes ses forces pour ne pas « mourir sous le coup d’un silence » (p. 65). Cela charge émotionnellement le récit, lui donnant une lourdeur et une consistance particulières. Ainsi, cette véritable litanie fait figure de prière, adressée à la fois à Dieu, aux hommes, à ses lecteurs-rices… Le rythme en est haletant, comme si elle ne pouvait tout à fait reprendre sa respiration avant que tout ne soit évacué, exorcisé, avant d’avoir mis un point final au roman. De même, celui-ci est découpé en chapitres qui ne disent pas leur nom, la structure s’effaçant au profit du propos. Faut-il y voir une métaphore de la jeune femme elle-même, qui refuse de laisser les diktats de la société structurer sa vie ?
Putain, c’est le récit d’une lutte de chaque seconde pour survivre, pour garder la tête hors de l’eau. L’écriture est un exutoire pour la narratrice, comme la prostitution est sa façon d’échapper à la réalité. Les activités d’autrice et de travailleuse du sexe de Nelly Arcan lui ont permis de se découvrir, de s’apprivoiser, de tenter de laisser s’écouler hors d’elle la noirceur qui l’enveloppait et menaçait à chaque instant de l’avaler tout entière. Ainsi, avec son premier roman, elle nous a offert un témoignage d’une puissance à couper le souffle, une œuvre littéraire d’une grande beauté qui nous crie sa souffrance sans jamais s’y complaire. Mais Putain est aussi un texte de réflexion sociologique, philosophique, qui donne à voir les craintes et les obsessions d’une femme qui défie toute structure sociale et porte consciemment un masque pour se protéger et se redéfinir selon ses propres termes. Le besoin de Nelly Arcan d’être aimée n’avait d’égal que la nécessité de faire entendre sa vérité. Et voilà bien la meilleure chose que l’on puisse faire aujourd’hui : la lire, l’écouter, et la laisser encore et encore réinventer son histoire.
¹ Rappelons que la Schtroumpfette a été créée par Gargamel, le méchant sorcier de l’univers des Schtroumpfs, dans le but de semer la discorde parmi ceux-ci. Elle subira ensuite une opération de chirurgie afin que son physique épouse parfaitement certains critères de beauté : la blondeur, les cheveux longs, la taille de guêpe…
Image : © DR
Seuil
05/09/2002
186
Nelly Arcan
6,50 €
En 2001 paraissait Putain, longue psalmodie rageuse dans laquelle une jeune inconnue, moins romancière que poète, se battait à poings nus contre certaines de nos malédictions : la dictature planétaire de l’image, « la plus vieille histoire des femmes, celle de l’examen de leur corps ». Putain n’était ni un témoignage ni une fiction, c’était une danse de guerre – et une étourdissante prouesse littéraire. Cependant, jetée devant les caméras, l’auteure s’y révélait aussi embarrassée que ses personnages. Malaise et malentendu : une guerrière, oui, mais dépourvue d’armure. Le 24 septembre 2009, quelques heures avant un passage à la télévision, Nelly Arcan se donnait la mort dans son appartement de Montréal.