Jeunes filles en uniforme, sorti en 1931, est le fruit du travail de la dramaturge, comédienne et réalisatrice germano-autrichienne Leontine Sagan. Le film bouscule son époque et ses représentations avec la mise en scène assumée d’une romance lesbienne. Mais il ne se contente pas de cela : il déploie aussi, à travers ses thématiques, un discours profondément antifasciste.
[Attention, cette critique contient de nombreux spoilers.]
L’histoire de Jeunes filles en uniforme n’est pas sans rappeler celle d’un certain Suspiria, film de Dario Argento sorti en 1977, tant pour le lieu de l’action que pour les visées morales et politiques de l’œuvre. Ici, au début du XXe siècle, l’on suit Manuela von Meinhardis (Hertha Thiele), âgée de 14 ans et orpheline de mère, délaissée par son père, au profit de sa carrière. L’adolescente rejoint l’internat pour filles de militaires de Potsdam, en Allemagne, géré d’une main de fer par sa directrice (Emilia Unde) et défini par une discipline directement inspirée des pratiques de l’armée prussienne. Manuela, s’adaptant mal à cet environnement martial, développe des sentiments pour sa jeune professeure, Mademoiselle de Bernburg (Dorothea Wieck).
L’arrivée de l’adolescente à l’école est la seule scène du film située en extérieur. Réticente à l’idée de devoir rejoindre un endroit si strict, elle est immédiatement cataloguée comme une pleurnicheuse. Malgré tout, elle ne proteste pas. À l’instar du contexte politique, qui prend forme au-delà des murs de l’internat (et de l’écran de cinéma), la directrice maintient une autorité extrême sur tous les aspects de la vie des jeunes filles : elle leur retire tout ce qu’elles possèdent, leur impose des uniformes et soutient qu’être affamées forgera leur caractère, comme cela a forgé celui des militaires prussiens. L’école n’est pas un endroit qui permet à ces dernières d’évoluer et de se construire dans leur singularité : elles chassent plutôt leurs émotions et y apprennent l’obéissance absolue. Manuela et ses camarades se transforment peu à peu en parfaites petites soldates, éduquées dans le seul but de devenir mères et épouses de militaires. Malgré sa grande sensibilité et son malaise, la jeune fille se mêle au groupe et, devenant membre de cette micro-société, s’émancipe doucement.
En 1931, deux ans avant l’arrivée au pouvoir d’Hitler, dans un contexte national de montée du fascisme et de réduction des libertés, Leontine Sagan montre avec justesse et pertinence les conséquences d’un pouvoir univoque sur une collectivité soumise à son bon vouloir. L’isolement des pensionnaires, l’absence de scènes en extérieur et l’autoritarisme de la directrice sont autant d’indices signalant la malléabilité des adolescentes et l’impossibilité de leur révolution. Et pourtant…
Alors qu’habituellement, Mademoiselle de Bernburg dépose un baiser chaste sur le front de ses élèves avant leur coucher, un soir, elle embrasse Manuela sur la bouche. Celle-ci tombe alors amoureuse et s’affirme de plus en plus. S’il ne faut pas négliger la nature dérangeante de cette relation entre une professeure et une élève (qui plus est mineure), qui met en exergue une dynamique de pouvoir et une importante différence d’âge, le film n’en fait pas non plus l’apologie. Il montre plutôt comment l’amour peut tout changer pour une adolescente soumise à une discipline qui l’entrave. Parce que la personne dont elle est éprise est une femme, et surtout parce que celle-ci incarne l’autorité, tout en refusant d’y soumettre les élèves, Manuela réalise que le monde n’a pas besoin d’être dirigé par des idéologies patriarcales pour être ordonné. L’amour peut aussi être une force. La jeune fille endosse alors un rôle de meneuse et crie à qui veut l’entendre qu’elle est amoureuse. Elle n’a ni honte ni peur. Pourtant, le lesbianisme n’est presque pas le propos du film. Il dérange la directrice bien entendu, mais c’est avant tout l’affection qui est inacceptable à ses yeux. L’amour n’est pour elle qu’anarchie et trahison envers l’ordre établi. Ainsi, par sa seule existence, Manuela défie l’autorité. Son histoire est une métaphore on ne peut plus claire de l’antifascisme.
Et l’on retrouve cette analogie dans la forme même du long-métrage. Alors que les plans sur la directrice sont froids, sombres et statiques, ceux sur les élèves sont animés et emplis de leur joie de vivre. Ils représentent la force de la communauté et de la sororité, et traduisent le pouvoir que l’on peut puiser au sein d’un groupe. Le film se termine avec un dernier plan profondément révolutionnaire sur la directrice qui, seule face à toutes les autres jeunes femmes de l’école, doit battre en retraite.
Avec Jeunes filles en uniforme, Leontine Sagan signe son plus grand succès cinématographique, inspiré d’une pièce de théâtre qu’elle a déjà montée un an auparavant : Gestern und Heute, de l’autrice germano-hongroise Christa Winsloe. Malgré sa date de sortie, le long-métrage est une œuvre novatrice, notamment dans la composition de son casting, entièrement féminin. Il marque un tournant intellectuel et cinématographique majeur, et érige l’amour en arme contre l’autorité et le fascisme. En Allemagne, le film rencontre un franc succès, et il est même distribué dans d’autres pays. Il remportera le prix de la « Best Technical Perfection », l’équivalent contemporain de la meilleure contribution technique, en 1932, à la première Mostra de Venise. Les cercles underground berlinois vont rapidement s’approprier cette œuvre, devenue culte dans la communauté lesbienne. Néanmoins, quand les nazis accèdent au pouvoir, la censure ne tarde pas, et ce malgré une fin alternative flattant le régime politique, visant à poursuivre sa diffusion. Alors que la réalisatrice et une partie des actrices, juives, quittent le pays en 1932, de nombreuses copies sont détruites. Heureusement, certaines avaient déjà été envoyées à l’étranger, permettant au long-métrage de ne pas sombrer dans l’oubli et d’inspirer de nombreuses œuvres, à commencer par un remake réalisé par Géza von Radványi en 1958, avec Lilli Palmer et Romy Schneider.
Encore aujourd’hui, Jeunes filles en uniforme fait écho aux problématiques politiques et sociales qui sont les nôtres. Il pose la question fondamentale de la résistance collective à la domination totalitariste, et interroge notre capacité à conserver notre libre arbitre face à la violence systémique. L’amour et la sororité peuvent être des outils de lutte contre le patriarcat et l’autoritarisme.