L'Insolente : Dialogues avec Pinar Selek, l'éternelle puissance de nos voix contre l'oppression

Comment raconter l’existence de l’incroyable Pinar Selek ? Guillaume Gamblin prend le parti de la conversation, nous plongeant au plus près de la parole de la sociologue féministe et écrivaine turque. Très tôt, les travaux intellectuels et les revendications de la militante déplaisent au pouvoir, lequel mène depuis 1998 une cabale à son égard. En 2011, elle s’exile en France. Sa vie est une lutte de tous les instants, et elle fait preuve d’un incroyable courage. L’Insolente : Dialogues avec Pinar Selek est un splendide recueil d’entretiens engagés et révoltés.

Ce livre s’offre à ses lecteurs-rices comme une promesse, celle d’en apprendre davantage sur la femme qui, depuis plus de vingt ans, mène un combat sans fin contre l’inégalité, la répression et le totalitarisme. Surnommée « l’insolente » par le journaliste turco-arménien Hrant Dink (assassiné par un nationaliste en 2007 à Istanbul), Pinar Selek nous donne une leçon, d’insolence justement, contre la haine, la violence, le pouvoir.

À travers les nombreuses discussions qu’il a eues avec la militante, Guillaume Gamblin raconte cette incroyable destinée. Pinar Selek est née à Istanbul en 1971 dans une famille de militant-e-s de gauche. Son grand-père, Haki Selek, est le cofondateur du parti des Travailleurs de Turquie, tandis que son père, Alp Selek, est avocat et défenseur des droits humains. Leur foyer est un lieu de passage et d’échanges où se côtoient activistes, écrivain-e-s, poètes et poétesses, dont certain-e-s ont déjà été aux prises avec le pouvoir turc. Comme son père qui, en 1980, après le coup d’État de l’armée dans un contexte de quasi-guerre civile, est arrêté et emprisonné durant cinq ans. « Par chance, lorsqu’ils avaient emmené mon père, les soldats n’avaient pas pris nos livres, contrairement à leur habitude dans ces cas-là. Et moi je lisais sans cesse, pour comprendre ce qui m’arrivait, les injustices, et le monde qui m’entourait » (p. 43). Ce bouillonnement intellectuel nourrit chez la jeune fille le plaisir des mots et façonne dès son plus jeune âge sa conscience politique.

On apprend au fil des pages que ce sont particulièrement ses rencontres avec les enfants et adultes sans-abri, les prostitué-e-s et les personnes transgenres qui déterminent son avenir. En tant que sociologue et militante, elle s’érige contre toute les formes de domination qu’incarne le nationalisme turc. Elle s’intéresse aux exclu-e-s, à celles et ceux que la classe au pouvoir veut réduire au silence et à l’oubli : notamment les femmes, les membres de la communauté LGBTQIA+, mais aussi les Arménien-ne-s et les Kurdes.

Dans ce contexte politique tumultueux et instable, elle est arrêtée en 1998, torturée pour lui soutirer les noms de militant-e-s kurdes (avec lesquel-le-s l’État est en conflit depuis la constitution de la République, en 1923, et qu’elle aide dans ses enquêtes) et condamnée à plusieurs années de prison sous le prétexte fallacieux d’avoir participé à un attentat meurtrier. Elle est finalement libérée en 2000, dans l’attente d’un jugement. Elle n’aura de cesse d’être traînée devant la justice, jusqu’en 2009, quand elle fuit son pays pour éviter un énième procès. Elle trouve refuge en Allemagne, puis en France, où elle écrit et continue de tisser des liens avec de nombreuses associations libertaires et féministes.

La richesse de L’Insolente, c’est bien sûr l’entremêlement de la vie de Pinar Selek à celle, politique et sociale, de la Turquie. À travers ses combats et ses valeurs, l’activiste et intellectuelle est l’antithèse du président Recep Tayyip Erdogan, qui, depuis 2014, ne cesse de durcir les lois de son pays et de continuer de l’enfoncer dans l’autoritarisme. Cette découverte d’Istanbul et de ses communautés cachées et oubliées est précieuse. Les voix de Guillaume Gamblin et de la sociologue dévoilent une Turquie qui n’est ni celle du tourisme ni celle de la propagande. Elles nous présentent les marges, là où résident les exclu-e-s et les rejeté-e-s, qui ont choisi de mener un combat afin de mettre en lumière l’humanité de chacun-e.

Outre sa composante biographique, l’ouvrage laisse une grande place aux idéaux politiques de Pinar Selek, lui conférant une richesse philosophique indispensable à la lutte contre les systèmes de domination que sont le nationalisme et le patriarcat. On se plonge dans son engagement permanent pour la paix, à travers l’élaboration d’alternatives idéologiques et de projets, d’abord en Turquie, puis en France.

À Istanbul, avant son départ, elle crée les Ateliers des artistes de rue, pour les enfants abandonné-e-s à leur sort et les personnes prostituées. Inlassablement, elle réitère sa volonté d’actions non violentes, convaincue que la révolution ne se fera pas dans le sang et la souffrance :

En général on entend la voix de ceux ou celles qui résistent par la violence. J’ai voulu faire entendre la voix des personnes qui essaient de trouver d’autres méthodes d’action plus alternatives, qui ne reproduisent pas les mêmes mécanismes d’oppression. (p. 183)

Selon elle, le militantisme ultraviolent peut ainsi finir par recréer le système de domination qu’il entend combattre, par exemple lorsqu’il met en place des structures paramilitaires. Elle a en outre élaboré une longue réflexion sur le service militaire comme catalyseur du nationalisme dans son livre Service militaire en Turquie et construction de la classe de sexe dominante : Devenir homme en rampant (L’Harmattan, 2014). Elle y développe la théorie selon laquelle l’armée met en place des mécanismes de soumission, d’uniformisation, de « rhinocérosisation », en référence à la célèbre pièce d’Eugène Ionesco.

Pour Pinar Selek, il ne s’agit pas seulement de désigner les problèmes, mais aussi de proposer des solutions. La clé pour échapper au militarisme et changer la société se trouve selon elle dans le féminisme, et plus particulièrement dans l’écoféminisme et les actions pacifistes. À la recherche de modes de vie alternatifs, elle écrit pour la revue écologiste française Silence. Elle soutient également la coopérative libertaire Longo Maï, qui expérimente un lien social qui ne s’appuie pas sur l’argent. Sa vie regorge d’exemples de luttes quotidiennes contre la violence, d’actions fédératrices et de créations. Tout au long de l’ouvrage, cette irréductible féministe nous montre la voie pour agir et trouver la force de créer un monde meilleur, et ce, malgré l’oppression, l’injustice et les procès à répétition. Pour elle, « la liberté est la force qui modifie la réalité du moment. Elle n’est pas offerte mais doit être créée, arrosée, élevée, nourrie avec beaucoup d’attention » (p.192).