En 2013 est sorti The Last of Us, un jeu vidéo dans lequel les joueurs-ses incarnent Joel. Celui-ci a perdu sa fille et voyage en compagnie d’une adolescente nommée Ellie dans un monde ravagé par une apocalypse zombie. Ayant rencontré un succès commercial et critique mondial, ce survival d’action-aventure aura droit à une suite en mai 2020. Il sera alors possible de jouer la version adulte d’Ellie, ouvertement lesbienne. Cela pourrait sembler anodin, mais malheureusement, en 2019, ça ne l’est toujours pas. Une question taraude donc Jade : ce personnage pourrait-il faire évoluer le monde du jeu vidéo et la culture populaire ?
Au premier abord, The Last of Us est un jeu assez classique qui s’inscrit dans une longue tradition de survival dont le gameplay n’a rien de révolutionnaire. Mais grâce à son intrigue et ses personnages, il a su se différencier du reste de la production et devenir culte. La relation entre Joel et Ellie constitue la pierre angulaire de ce premier opus, chacun-e incarnant pour l’autre une pièce manquante : lui est un père sans enfant, elle une fille sans parents. Cette complémentarité donne ainsi naissance à un lien fort. Même séparé-e-s par des situations apocalyptiques, il et elle feront toujours partie de la vie de l’autre. The Last of Us raconte donc une histoire de famille terriblement émouvante qui fait écho à l’idée de « famille choisie », une notion qui n’est pas inconnue aux membres de la communauté LGBTQIA+.
Dans le premier jeu, la sexualité d’Ellie n’est pas explicite et ne fait donc pas parler d’elle. C’est avec le DLC (extension téléchargeable) The Last of Us: Left Behind, sorti en 2014, que l’homosexualité de la jeune femme devient un sujet, puisque l’on y incarne alors Ellie, accompagnée de son amie Riley. En seulement quelques heures, l’entièreté de leur relation est explorée et l’on se rend très vite compte de sa nature : il s’agit d’une amitié qui s’épanouit en un amour plus profond. À nouveau, la force du jeu réside dans ses personnages et ce qui les lie. On se souvient d’ailleurs d’une cinématique d’une justesse exemplaire dans laquelle les héroïnes échangent un baiser. En convention, Ashley Johnson (l’actrice incarnant Ellie) a indiqué que c’est en voyant une femme lesbienne bouleversée par cette scène qu’elle avait pleinement pris conscience de l’importance de son personnage. Parce qu’en plus de raconter une histoire commune mais sous-représentée dans la pop culture, le DLC Left Behind mettait pour la première fois des millions de joueurs-ses à la place d’une jeune fille homosexuelle.
Pour le pire et pour le meilleur
Outre de nombreuses publications haineuses sur les réseaux sociaux, des discussions – parfois constructives, mais surtout révélatrices d’un gros problème dans le monde des jeux vidéo – sont apparues sur Internet. Alors que certain-e-s ne supportent pas l’existence de personnages en-dehors des normes, d’autres sont impatient-e-s de jouer Ellie.
Juste après l’annonce de The Last of Us Part II, sur le forum officiel de PlayStation, un topic sobrement intitulé « Please, please don’t make Ellie a lesbian! » (« S’il vous plaît, s’il vous plaît, ne faites pas d’Ellie une lesbienne ! ») offre une palette de réactions diverses. Le créateur de la discussion ouvre le bal et explique que sa partie « se passait bien » jusqu’au baiser entre Ellie et Riley. Il précise qu’il ne veut offenser personne, mais qu’en tant qu’homme hétérosexuel, il préférerait que l’héroïne tombe amoureuse d’un homme dans le deuxième opus. Un internaute répond que l’homosexualité d’Ellie n’a pas lieu d’être car le personnage est trop jeune et qu’il ne faut pas choquer ou influencer les enfants. Tandis qu’une autre ajoute qu’en tant que fan qui attendait la suite avec impatience, elle se verrait finalement obligée de ne pas y jouer compte tenu de cela, parce qu’elle est fatiguée des discours de « social justice warrior LGBT ». Cette conception fait écho au gamergate, qui a vu le jour lorsque des femmes se sont exprimées sur le sexisme dans l’industrie du jeu vidéo et ses créations. Cette polémique en est la continuité, puisque le but est bien de freiner le progrès – aussi minime soit-il – en harcelant et dénigrant les voix les plus marginales, et en prônant l’invisibilisation de récits différents.
Au lieu d’essayer de comprendre ce phénomène et d’accueillir la hausse de protagonistes féminines et LGBTQIA+ comme un changement bienvenu, de nombreuses personnes l’envisagent comme de la propagande du « politiquement correct », qui serait ainsi une sorte de censure. Comme l’expliquait si justement l’autrice Toni Morrison en 1994, « l’expression “politiquement correct” est devenue un raccourci pour discréditer les idées ». Cela est évidemment encore très vrai. « Je crois qu’un langage puissant, tranchant, incisif, critique, sanglant, dramatique et théâtral n’est pas lié à un langage injurieux, à des injures. Ou à la hiérarchie. On n’appauvrit pas le langage en exigeant que les gens soient sensibles à la douleur des autres. » Elle ajoute : « Le vrai sujet du débat autour du politiquement correct concerne en réalité la faculté à pouvoir définir. Les personnes qui définissent veulent disposer du pouvoir de nommer les choses. Et les personnes définies leur retirent maintenant ce pouvoir. »* Cette explication des mécaniques de domination et de détermination est au cœur de notre sujet. Parce qu’après des années à incarner les mêmes protagonistes qui, bien souvent, leur ressemblent, certain-e-s gameurs-ses se sentent trahi-e-s et dépossédé-e-s au moindre petit changement. Pour les privilégié-e-s, chaque avancée vers l’égalité prend le visage de l’oppression. En ce qui concerne Ellie, le fait qu’elle soit une femme est déjà assez aux yeux de beaucoup ; qu’elle ne soit pas, en plus, attachée émotionnellement à un homme leur est donc insupportable. Cette prise de position est d’autant plus révélatrice ici, puisque le jeu se déroule dans un monde apocalyptique, dans lequel les différences d’opinions politiques s’avèrent destructrices, et où les joueurs-ses doivent tuer de manière brutale afin de progresser. Pourtant, dans ce contexte de violence et de lutte pour survivre, ce qui les gêne, c’est la sexualité d’un personnage.
Évidemment, des échanges constructifs ont aussi eu lieu, notamment en ce qui concerne The Last of Us Part II. Sur le forum PlayStation, certain-e-s évoquent leur indifférence vis-à-vis de l’orientation sexuelle d’Ellie, rappelant que l’histoire constitue l’élément le plus important d’un jeu vidéo. Des concernées font également part de leur excitation de pouvoir enfin s’identifier à une héroïne, tandis que d’autres expliquent qu’il était enfin temps qu’un aussi gros développeur (Naughty Dog**) reconnaisse la réalité de notre société. Certains gameurs sont d’ailleurs enthousiastes à l’idée d’incarner Ellie, prouvant aux studios que les réactions outrées ne sont pas représentatives de la majorité. On assiste ainsi à la dénonciation d’un problème systémique, alimenté par le sexisme et l’homophobie d’une communauté trop longtemps choyée par les créateurs-rices de jeux vidéo, au détriment de quantité de joueurs-ses.
Évolution ou révolution ?
Selon Naughty Dog, ce choix n’a pas été influencé par les réactions en ligne. Ce ne serait pas non plus une décision politique ni un coup marketing. « Il n’y a pas d’intentions cachées, mais nous sommes heureux-ses que des personnes se retrouvent dans le personnage, et nous sommes heureux-ses que cela signifie quelque chose », indique ainsi Bruce Starley, le développeur en chef du premier opus. Il s’agissait simplement de la progression naturelle de l’intrigue, que le créateur Neil Druckmann a souhaité maintenir. Il paraissait ainsi évident pour le studio de continuer à explorer cet univers du point de vue d’Ellie.
Une longue histoire de tropes toxiques, pensés comme inhérents au monde des jeux vidéo, permet d’expliquer pourquoi, en 2019, nous en sommes encore là. Pourquoi le fait de proposer une femme lesbienne comme héroïne constitue une subversion. Dans un monde idéal, la sexualité d’Ellie ne serait pas l’objet d’un débat – si l’on peut appeler les polémiques entourant The Last of Us un « débat ». Mais nous ne vivons pas dans un monde idéal, et la pop culture reste aujourd’hui le vecteur de récits élaborés en majorité par et pour des hommes. Les réactions homophobes et sexistes qui ont accueilli le DLC ainsi que l’annonce du deuxième opus confirment qu’un long chemin reste encore à parcourir. Pour autant, comme l’explique la féministe et critique culturelle Anita Sarkeesian, « il est très gratifiant de voir l’industrie changer. Le changement ne se produit habituellement pas aussi rapidement ». En cela, avant même sa sortie, The Last of Us Part II est déjà une petite révolution. Ou du moins, la manifestation d’une métamorphose nécessaire et salutaire.
* « You know, the term “political correctness” has become a shorthand for discrediting ideas. I believe that powerful, sharp, incisive, critical, bloody, dramatic, theatrical language is not dependent on injurious language, on curses. Or hierarchy. You’re not stripping language by requiring people to be sensitive to other people’s pain. […] What I think the political correctness debate is really about is the power to be able to define. The definers want the power to name. And the defined are now taking that power away from them. »
** Précisons néanmoins que Naughty Dog n’est pas exempte de controverse : fin 2017, un ancien employé de l’entreprise a accusé l’un de ses supérieurs de l’avoir harcelé sexuellement en 2015, et il a été licencié peu de temps après cette accusation.
Image de une : The Last of Us Part II. © Naughty Dog