Difficile de rester de marbre face à l’œuvre de l’une des plus grandes artistes du XXe siècle. Sculptrice, plasticienne, dessinatrice, autrice et performeuse, Louise Bourgeois est à l’origine d’une création polymorphe, au carrefour de multiples influences, revendications et provocations. Près de dix ans après sa mort, son œuvre reste toujours aussi pertinente. Raphaëla t’en parle.
« Le dessin est indispensable, parce que toutes ces idées qui viennent, il faut les attraper comme des mouches quand elles passent, et puis alors, que fait-on des mouches ou des papillons, on les conserve et on s’en sert : ce sont des idées bleues, des idées roses, des idées qui passent, et puis d’un dessin, on fait une peinture, et de la peinture, on fait des sculptures, parce que la sculpture c’est la seule chose qui me libère. » – Louise Bourgeois¹
Louise Bourgeois naît le 25 décembre 1911. Ses parents sont galeristes et restaurateurs-rices de tapisseries. Son père traque les pièces rares, tandis que sa mère supervise les ateliers de réfection. Enfant, Louise y passe beaucoup de temps. De là s’éveille son goût pour l’art : très jeune, elle participe à la rénovation des tissus et y dessine de petits détails avant d’avoir la responsabilité de plus grands motifs. Sa mère est pour elle un modèle d’intelligence et de force, particulièrement au cœur d’un équilibre familial douloureux, malmené par son père adultère qui entretient une relation avec la gouvernante des enfants, Sadie Gordon Richmond. Cette trahison originelle se retrouve beaucoup dans sa création et forge en elle un ressentiment important, dont elle parle peu mais qu’elle exprime artistiquement.
Dès ses 19 ans, elle fréquente les salons et fait la rencontre du peintre Fernand Léger. Il compte parmi ses maîtres et guides, aux côtés d’Othon Friesz, Roger Bissière ou encore Paul Colin, dont elle sera l’élève. En 1933, elle intègre l’École des beaux-arts de Paris, puis un peu plus tard suit des cours à l’École du Louvre ainsi qu’à l’Académie Ranson. Sous les conseils de Fernand Léger, elle délaisse progressivement la peinture, qu’elle considérera plus tard être une perte de temps, et se tourne vers la sculpture. C’est un monde nouveau de matériaux et de textures qui s’ouvre à elle. Elle n’a de cesse de travailler en trois dimensions, de tester les matières, de rendre imposantes des émotions tues. Car c’est bien là l’un des rôles majeurs de l’art pour elle : exprimer ce qui ne se verbalise pas. Ses premières créations datent des années 1940, alors qu’elle vit depuis peu aux États-Unis, après avoir quitté la France en 1938 à la suite de son mariage avec l’historien d’art américain Robert Goldwater. Ce qu’elle fuit n’est pas tant une nation qu’une famille sclérosée, le souvenir de sa mère morte en 1932 et de la trahison paternelle. De ce départ surgit ce qu’elle n’aurait pu soupçonner : le manque du pays et de ses proches. Elle entame alors ses premières sculptures, les Personnages. Jusqu’en 1955, elle en façonne 80. Ce sont des totems verticaux, fragiles, à la fois tournés vers le passé et l’avenir, des figures du souvenir. La carrière artistique de Louise Bourgeois commence ainsi, et ses Personnages annoncent son minimalisme à venir. Parmi les thématiques que recouvre son œuvre, une place importante est accordée au charnel, à l’érotisme, mais également à la domesticité et à l’abandon. C’est le cas avec sa série Ensemble de femmes-maison, qui traduit sa relation ambivalente au foyer. Ce dernier incarne la sécurité et le bien-être, mais aussi l’aliénation et la solitude. L’ensemble emprunte au surréalisme et à la géométrie, et de lui découle une importante dimension organique.
Si le rapport de Louise Bourgeois au féminisme est complexe – elle ne se revendique pas féministe –, l’artiste a souvent apporté son soutien aux luttes pour l’égalité et la libération des femmes, nettement visible dans son œuvre. Par exemple, Fillette (1968) s’est particulièrement démarquée, et l’on retient notamment une photographie prise par Robert Mapplethorpe, mettant en scène la plasticienne en train de bercer sa création, à l’image d’un poupon. Cette dernière interroge le public puisqu’elle figure à la fois un pénis et un buste de femme. Bourgeois a pour volonté de briser la binarité dans les représentations et revendique la fluidité et la porosité des identités. Ses travaux les plus importants comptent également La Destruction du père (1974), sculpture monumentale tant par sa présence que son sens politique. Elle est composée d’amoncellements de tas de résine, incarnant une grotte dans laquelle aurait lieu un festin cannibale. À l’image de Niki de Saint Phalle, Louise Bourgeois annonce l’annihilation du patriarcat. C’est une catharsis nécessaire, une attaque directe envers son père, représentation symbolique de la trahison. Pour contrer cette dernière, elle développe la figure maternelle au travers de l’immense sculpture « Maman » (1999), métaphore de la sécurité, de la protection et du foyer, rappelant également le soin et le métier de sa mère. L’œuvre est splendide, mesure 10 mètres de haut sur 9 mètres de large, et est exposée dans le monde entier. Issue de la série Spider, elle est la seule en acier inoxydable, matériau traduisant l’importance accordée par l’artiste à sa mère.
Bien qu’elle crée depuis les années 1940 et que sa première exposition personnelle ait eu lieu en 1945 – de sa propre initiative –, Louise Bourgeois ne connaît le véritable succès qu’en 1980. En 1982, le MoMA (Musée d’art moderne de New York) lui dédie une rétrospective, la première consacrée à une femme en ce lieu. C’est le début de la reconnaissance internationale. Dix-sept ans plus tard, en 1999, elle obtient le Lion d’Or de la Biennale de Venise pour l’intégralité de son œuvre. Le Centre Pompidou lui a dédié deux expositions : en 2002 (en collaboration avec le Tate Modern de Londres) et en 2008, à l’occasion d’une immense rétrospective.
Louise Bourgeois est une artiste majeure, notamment pour son incroyable capacité à se renouveler et à proposer des réflexions riches et pertinentes, conjuguant les libertés offertes par les matériaux et ses revendications artistiques et intellectuelles. Elle allie les influences et découvertes esthétiques de tout un siècle au sein d’une œuvre monumentale et révolutionnaire. Décédée le 31 mai 2010 à New York d’une crise cardiaque, elle laisse derrière elle un journal intime performatif et politique, teinté de son vécu de femme, de créatrice, de mère et d’individue.
¹ Propos retranscrits par le Centre Pompidou à l’occasion de l’exposition consacrée à l’artiste en 2002.