Sorti en septembre 2019, l’essai Cyberharcèlement : Bien plus qu’un mal virtuel des journalistes Anaïs Condomines et Emmanuelle Friedmann s’impose comme une réponse à un moment crucial que nous expérimentons dans nos sociétés. Désormais, collectivement, nous ne pouvons plus faire comme si certaines violences n’existaient que de façon isolée, sans racines systémiques et sans solutions à mettre en place pour les enrayer.

 

Parler de Cyberharcèlement : Bien plus qu’un mal virtuel, c’est explorer une réalité très concrète de notre société contemporaine. Il est donc nécessaire de faire un point pour contextualiser le sujet et poser certains éléments clés de réflexion avant d’entamer un commentaire. En premier lieu, ce n’est que depuis 2014 que le harcèlement est défini par la loi française. Il désigne « le fait de tenir des propos ou d’avoir des comportements répétés ayant pour but ou effet une dégradation des conditions de vie de la victime », peu importe que les faits aient lieu en privé ou en public. Du photomontage aux insultes en passant par les appels à la haine et aux crimes, tous les propos et gestes visant à humilier une personne sont proscrits. En 2017, une campagne contre le cyberharcèlement annonçant les différentes recommandations légales est lancée par la police nationale afin de sensibiliser le public. Au niveau des statistiques, des ressources (comme l’état des lieux du phénomène à l’encontre des femmes publié par Amnesty International la même année) s’avèrent précieuses, mais restent encore largement insuffisantes.

L’une des affaires de cyberharcèlement les plus retentissantes et décisives ces dernières années est celle de Nadia Daam (ouverte en 2018 et toujours en cours), dont l’avocat est Éric Morain, réputé pour sa ténacité. En outre, la dénonciation des agissements de la ligue du LOL début 2019 a marqué un tournant décisif − bien qu’aucun procès n’ait encore démarré. La législation autour de ces violences est donc récente, et il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour une prise en charge des victimes pertinente et une plus grande efficacité de la justice dans les cas de harcèlement et/ou de violences sexistes. Les corps et l’image des femmes ont toujours été utilisés à leur insu ou sans leur consentement, afin de leur causer du tort ou de justifier les violences faites à leur encontre. C’est le cas du slut-shaming ou du revenge porn. Les origines de celui-ci remontent aux années 1980 : dans le magazine américain Hustler, on pouvait par exemple trouver des photographies de femmes envoyées sans leur consentement et publiées dans la rubrique « Beaver Hunt » − on notera l’élégance de ce titre, hunt signifiant « chasse » et beaver étant un terme argotique pour désigner la vulve. Les clichés étaient en outre accompagnés de mentions dégradantes. Cette pratique, une parmi tant d’autres, annonçait déjà les dérives permises par Internet et s’inscrivait dans un contexte bien plus large de violences misogynes et sexistes. On retrouve donc dans ces deux procédés les méthodes d’humiliation et d’objectification qui sont le fondement même des cyberviolences.

Les mythes autour de ces dernières ont la vie dure. Ainsi, beaucoup pensent encore que si c’est en ligne, ce n’est pas grave, que cela n’a pas de conséquences dans la vie réelle et qu’il suffirait d’éteindre son téléphone et/ou son ordinateur pour que cela s’arrête. Pourtant, toutes les victimes de cyberharcèlement, qu’il s’agisse de collégien-ne-s, de journalistes ou d’élu-e-s politiques, s’accordent sur le fait que cela ne règle rien. Éric Morain, qui défend également l’actrice pornographique Nikita Bellucci et la journaliste Julie Hainaut, le souligne parfaitement dans une courte vidéo pour Brut. Il rappelle que légalement, il n’y a pas de différence entre les mondes « réel » et « virtuel » lorsque l’on s’attaque à une personne, et que par conséquent les poursuites sont les mêmes.

L’ouvrage permet d’explorer le sujet dans le détail, en évoquant notamment le manque d’empathie des harceleurs-ses. Le chapitre « L’envers du décor : dialogue avec un harceleur » laisse un goût amer, tant ceux-ci ne semblent pas vouloir prendre la réelle mesure de leurs agissements, continuant par exemple de diffuser des contenus misogynes et de répéter l’argumentaire masculiniste, selon lequel les féministes agacent les hommes et donc méritent d’être harcelées. Ce sentiment d’impunité persiste souvent jusqu’au tribunal : l’homme reconnu coupable de harcèlement sexuel et de menaces envers Nikita Bellucci a déclaré ne pas avoir compris la gravité de ses propos « parce que c’était sur Internet » (p. 151).

L’impact psychologique du cyberharcèlement est pourtant très concret, comme l’illustre le témoignage de Lucie (p. 108-118). Militante féministe harcelée sur Twitter, épuisée et isolée, elle a fini par accepter une hospitalisation psychiatrique face à ses pulsions suicidaires. Si elle regrette d’en être arrivée là, elle se censure désormais afin de ne plus subir de tels actes. « Je n’ai pas trouvé l’équilibre. Je continue d’écrire mais plus de manière aussi spontanée. J’ai rédigé des choses que je n’arriverai jamais à publier. J’ai juste peur qu’on me tombe dessus […] Je me coupe de plein d’autres militants, je suis extrêmement impersonnelle, je ne partage plus… et ça me manque » (p. 118). Parmi les victimes de violences en ligne, les femmes sont nombreuses. Les attaques sur leur physique, les menaces de viol et d’agression sont légion. Face à cela, il est difficile de rester en bonne santé. On se souvient du procès qui a opposé en 2018 le dessinateur Marsault à Mégane Kamel, une militante féministe qu’il avait accusée d’être responsable de la fermeture de sa page. Il avait alors appelé sa communauté à lui envoyer des messages. Dans ce climat de haine quotidienne, la santé de la jeune femme s’était rapidement dégradée.

Et les adolescent-e-s ne sont pas épargné-e-s par ces phénomènes. Le 13 février 2013, Marion Fraisse, une collégienne de 13 ans s’est suicidée après avoir laissé une lettre dénonçant les élèves l’ayant harcelée pendant des mois. Le 16 avril 2017, un adolescent de 16 ans s’est donné la mort, épuisé par les vagues de haine qu’il subissait depuis trois ans. Sa messagerie Facebook était remplie de posts insultants envoyés par des élèves de sa classe. Parce que les jeunes ont aujourd’hui accès aux réseaux sociaux et se servent de leur téléphone quotidiennement, il est très difficile pour les familles comme pour le personnel éducatif de contrôler les violences qui y circulent continuellement. « À cette époque, un changement s’opère : on prend peu à peu conscience que le harcèlement scolaire n’est pas simplement circonscrit au sein de l’école, puisqu’il s’étend sur tous les réseaux sociaux via les smartphones ou l’ordinateur familial » (p. 20). Pourtant, les enjeux sont primordiaux. Si Emmanuel Macron s’est engagé en faveur de plus de prévention et d’actions contre le harcèlement, les mesures prises restent bien maigres. Le plan annoncé par le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, le 3 juin 2019, semble par ailleurs délaisser les spécificités du cyberharcèlement.

Enfin, s’il y a bien un point que l’on tend à oublier, c’est que l’isolement et le sentiment d’impuissance décuplent les conséquences des violences. Comment faire, alors, lorsque l’on est victime ou témoin de harcèlement en ligne ? C’est sur cet aspect que l’ouvrage d’Anaïs Condomines et Emmanuelle Friedmann dépasse sa fonction première d’essai. Afin de ne pas laisser les lecteurs-rices sans ressources, les autrices ont inséré, à la fin du livre, un indispensable « Petit guide à l’usage des personnes cyberharcelées », qui s’adresse également à l’entourage des victimes et aux agresseurs-ses, puisque c’est bel et bien l’affaire de toute la société. Il est nécessaire de rappeler que le harcèlement, quelle que soit sa nature, n’est jamais la faute de la victime, même si celle-ci peut en avoir l’impression. Le sentiment d’impuissance et d’épuisement qu’elle peut ressentir est parfaitement exprimé par la youtubeuse américaine Lindsay Ellis, victime d’une campagne de cyberharcèlement brutale il y a quelques années  : « Généralement, je me disais : Comment puis-je arranger la situation ? Comment est-ce que je peux apprendre à vivre avec ça ? » Et sa réponse est incertaine. Car il n’y a pas de bonne ou de mauvaise manière de gérer de telles situations. Son témoignage vaut la peine d’être entendu, tant les éléments qu’elle évoque concernant son histoire personnelle cristallisent des problématiques bien plus générales.

Pour autant, ce guide est-il suffisant pour affronter l’immédiateté d’Internet et le sentiment de toute-puissance que procurent l’anonymat et la distance entre agresseurs-ses et victimes ? Avant toute chose, la lutte contre le cyberharcèlement semble être une affaire d’éducation aux réseaux sociaux, à leurs enjeux. De fait, ce ne sont pas les réseaux qui incitent au harcèlement, celui-ci étant la conséquence de comportements et d’oppressions existant bien avant l’invention d’Internet : rumeurs, misogynie, homophobie, antisémitisme, etc. Il faut ainsi « remonter aux racines de la haine » (p. 186). Et pour cela, les plates-formes d’hébergement de contenu, les pouvoirs publics et les médias doivent prendre leurs responsabilités. Ce n’est pas en diffusant une vidéo sur Snapchat, comme l’a fait le président de la République le 8 novembre 2019, ou en mettant en place des colloques internationaux que les agresseurs-ses mettront un terme à leurs agissements. En sensibilisant sur les conséquences de la haine répandue en ligne et en soulignant les enjeux législatifs et moraux de telles pratiques, peut-être pourrons-nous, particulièrement auprès du jeune public, renverser la tendance et créer un climat de bienveillance et d’écoute. Mais la société se repose beaucoup sur ses citoyen-ne-s pour lutter, jusqu’à l’épuisement.

Le 11 juillet 2019, le collectif Féministes contre le cyberharcèlement, las de travailler à la place du gouvernement, a annoncé mettre un terme à la prise en charge des victimes, faute de ressources humaines et financières. En outre, le récent Grenelle contre les violences conjugales s’est soldé par la déception et la colère des féministes − et des victimes −, car aucun budget supplémentaire n’a été alloué pour lutter concrètement contre les cyberviolences, notamment celles commises par un conjoint ou ex-conjoint. En France, les personnes agressées obtiennent rarement et difficilement gain de cause, et partout dans le monde le harcèlement en ligne détruit encore des vies. Entre 2014 et 2017, seules 18 plaintes ont donné lieu à des sanctions, alors que les années 2016 et 2017 regroupaient déjà plus de 600 plaintes à elles seules. Et de nombreuses victimes sont encouragées à ne pas porter plainte. Or, autant que de prévention en amont, c’est de réparation dont il devrait être question.

Cyberharcèlement : Bien plus qu'un mal virtuel Couverture du livre Cyberharcèlement : Bien plus qu'un mal virtuel
Pygmalion
18/09/2019
186
18,90 €

Dans notre quotidien, les réseaux sociaux sont devenus incontournables. Formidables outils d'échanges, ils sont aussi le support de dérives souvent douloureuses, parfois dramatiques. Le cyberharcèlement, qui s'est récemment imposé au coeur de l'actualité, nous concerne toutes et tous. Mais parce que ce qui se passe sur Internet est le reflet de la société clans laquelle nous vivons, femmes et minorités apparaissent davantage ciblées par les insultes, menaces et invectives répétées en ligne. Mettre des mots sur cette violence, c'est tout l'objet de ce livre.