Le pitch de Broad City est simple : deux jeunes femmes juives dans leur vingtaine, plutôt paumées, tentent tant bien que mal de se frayer un chemin dans le New York contemporain, mais surtout dans leur propre vie. Cette série comique, qui dépasse les limites de la sitcom, a beaucoup évolué dans son militantisme durant ses cinq années de diffusion, en considérant les amitiés entre femmes comme catalyseurs de la résistance féministe.

 

[Cette analyse contient quelques spoilers sur la série.]

 

Lorsque la première saison de Broad City a été diffusée en 2014, le paysage de la comédie télévisée était très différent de celui que l’on connaît aujourd’hui. Ses créatrices, Ilana Glazer et Abbi Jacobson étaient alors inconnues, mais bénéficiaient d’une petite notoriété en ligne grâce à leur websérie à l’origine du show. À cette époque, des sujets comme la masturbation féminine ou la bisexualité restaient aux abonnés absents ou étaient traités de manière archétypale. Généralement – et c’est encore souvent le cas –, les sitcoms qui mettaient en scène des personnages féminins les cantonnaient à des stéréotypes dont la capacité à agir était quasi inexistante ou en tout cas limitée. Avec l’arrivée progressive de femmes dans les writers rooms, mais aussi à la production et derrière la caméra, la représentation dans la comédie sur le petit écran s’est radicalement transformée.

 

Une célébration des sexualités

Quand Broad City a débarqué, elle a immédiatement été comparée à la série de Lena Dunham, Girls (2012-2017). Les deux shows mettent en vedette de jeunes femmes blanches vivant à New York, en relatant leur parcours et les aléas de leur quotidien. Mais c’est bien là leur seul point commun. Girls dépeint d’une manière discutable, et parfois agressive les relations amoureuses, toutes hétéros. Les héroïnes de Broad City, elles, ne prennent pas le sexe – et la vie – trop au sérieux : Ilana Wexler et Abbi Abrams ne souffrent pas de crises existentielles quand elles ont des relations sexuelles, elles ne cherchent pas à tout prix un plan cul à ramener à la maison. Elles s’amusent, explorent leur sexualité et relatent leurs prouesses sans se poser plus de questions que ça.

Dans sa représentation des relations amoureuses, Broad City explore le female gaze. Jacobson et Glazer, scénaristes, productrices et actrices reconquièrent ainsi le pouvoir sur leurs histoires. Les femmes sont autorisées, voire encouragées, à draguer et à faire le premier pas, et pas question pour la série de faire appel aux codes du soft porn, qui a pollué durant des années (et continue encore) la représentation du sexe à l’écran : ici, pas d’éclairages tamisés, de longs plans sur des fesses ou des seins nus, ou encore de gémissements surjoués. Au contraire, Broad City est bien déterminée à dépeindre les choses telles qu’elles sont : parfois crasseuses, parfois farfelues, magiques, parfois affreusement décevantes. Ilana adore se masturber devant son miroir en portant du rouge à lèvres, Abbi aime expérimenter avec des godes-ceinture. La représentation du sexe est vraiment rafraîchissante. Par exemple, dans l’avant-dernière saison, Ilana n’arrive plus à jouir à cause de l’élection de Donald Trump. Dépitée, elle consulte une sorte de thérapeute new age qui l’aide à reprendre du plaisir. En se masturbant, elle voit alors défiler devant ses yeux des images de femmes célèbres qui l’inspirent, comme Beyoncé, Michelle Obama, Oprah Winfrey, Nicki Minaj, Gloria Steinem, Malala Yousafzai ou encore Serena Williams. L’inspiration provoquée par ces femmes puissantes représente une forme de jouissance thérapeutique !

Broad City, créée par Ilana Glazer et Abbi Jacobson, 2014-2019. © Comedy Central

Abbi et Ilana sont en outre loin d’incarner des femmes parfaites, des parangons de la féminité codifiée à qui tout réussit. Elles ne sont pas maquillées et coiffées au réveil, ne se mettent pas toujours en valeur, elles font des grimaces, pètent et rotent à leur bon plaisir. Ici, la vulgarité n’a pas de connotation négative, bien au contraire. Elles sont à l’aise dans leur corps et se montrent à de nombreuses reprises à moitié nues et dans des situations grotesques. Leur corps est désexualisé, loin de toute tentative de sacralisation. Et il en est de même pour leurs partenaires et leurs ami-e-s.

De même, l’orientation sexuelle est un non-sujet : elle est fluide, libre et décomplexée. Alors que le personnage d’Abbi, a priori hétéro, ne se pose pas vraiment de questions sur sa sexualité − avant d’avoir finalement un crush pour une femme dans la cinquième et dernière saison −, Ilana est très ouverte sexuellement, et ce dès le début. Ce qui lui importe et la préoccupe avant tout, ce n’est pas le genre d’une personne, mais son charisme, comme le montre l’épisode hilarant dans lequel elle a un coup de foudre pour une femme (jouée par Alia Shawkat), sans se rendre compte qu’il s’agit de son sosie. Elle ne ressent ni hésitation, ni besoin de justifier son désir. Cela se passe de manière naturelle, ce n’est pas un sujet en soi. Et cette façon d’aborder les sexualités multiples et émancipées des protagonistes se retrouve aussi dans le traitement des autres personnages, comme Eliot (Eliot Glazer), le frère d’Ilana, et son colocataire, Jaime (Arturo Castro).

Broad City sensibilise donc ses spectatrices et spectateurs aux questions de normes et de sexualité, et les introduit de façon détachée et humoristique. Cette prise de position est également une manière de remettre en cause la vision patriarcale des relations amoureuses et des sexualités. Et pour aller plus loin dans la critique du système, les showrunneuses ont mis la sororité au cœur de leur série.

 

L’amitié avant tout

Même s’il leur arrive de tomber amoureuses, Abbi et Ilana ne font pas du couple leur principale préoccupation, loin de là. Si, au début de la série, elles n’ont pas vraiment d’autre but que de consommer de la drogue récréative et de trouver de l’argent pour boucler leurs fins de mois, elles ont tout de même de nombreux hobbies, incluant l’art sous toutes ses formes, et finissent par avoir de plus en plus d’ambition personnelle. Mais leur relation est toujours ce qu’il y a de plus important à leurs yeux. Elles se soutiennent mutuellement au cours des épreuves qu’elles traversent, se tiennent la main dans la rue, se complimentent dès qu’elles en ont l’occasion, et ont des personnalités aussi complexes que complémentaires. Ilana est la plus farouche, elle est extravertie, prête à tout, en tout temps. Abbi est plus pragmatique, elle est créative mais anxieuse, et ses inquiétudes sont souvent apaisées par l’insouciance et le support constant de sa meilleure amie.

À l’exception peut-être de Leslie (Amy Poehler) et Ann (Rashida Jones) dans Parks and Recreation (2009-2015), les amitiés entre femmes dans les sitcoms sont souvent pleines de tensions et de drames, de jalousies et de trahisons afin d’alimenter le récit. Mais Abbi et Ilana, elles, s’aiment inconditionnellement, et c’est cet amour qui fait le cœur de la série.

Broad City, créée par Ilana Glazer et Abbi Jacobson, 2014-2019. © Comedy Central

Mais dans Broad City comme dans la vie, même lorsque les amitiés subsistent, les choses changent. Malgré les adieux, les créatrices voulaient que l’on quitte leurs personnages avec un sentiment de sérénité, contrastant avec le chaos des débuts. Dans une interview avec le New York Times, Glazer revenait sur la décision d’arrêter la série et la métamorphose nécessaire de leurs alter ego fictionnels : « À la base, la blague c’était en partie : “Ah ah, ces meufs blanches n’ont pas à évoluer, à grandir”. Parce qu’au commencement de ta vingtaine, tu es toujours cette espèce d’imbécile, encore et encore et encore. Et puis, à la saison 4, on ne pouvait faire autrement que d’avancer. […] ». Durant l’échange, elles expliquent que le climat social et politique des États-Unis les a en quelque sorte poussées à évoluer, à changer leur approche.

Ainsi, dans la dernière saison, le duo inséparable est finalement séparé : Abbi se prépare à déménager dans une résidence d’artistes, dans le Colorado, et Ilana entreprend des études pour devenir psychothérapeute. Les deux protagonistes ont progressé à pas de géante, grandissant ensemble et réalisant leurs rêves main dans la main. La série est une véritable ode à l’amitié, en même temps qu’un positionnement politique.

 

Savoir évoluer avec son temps

Malgré ses nombreuses qualités, Broad City n’est pas parfaite. Même si celle-ci remet en question les normes patriarcales, le discours politique des protagonistes peut parfois être étouffé par leur statut privilégié de femmes cisgenres, perçues comme blanches, instruites et de classe moyenne supérieure.

On peut d’abord évoquer l’appropriation constante par Ilana de l’anglais vernaculaire propre aux Afro-Américain-e-s, qui a laissé un goût amer chez certain-e-s. Mais l’exemple le plus flagrant est leur soutien énamouré à Hillary Clinton : lors d’un épisode, en 2016, la série a accueilli la candidate démocrate à l’élection présidentielle. Abbi et Ilana rencontrent leur idole dans ses locaux de campagne et peinent à ne pas s’évanouir devant elle, lui exprimant en larmes à quel point elles l’aiment. Clinton était à l’époque l’une des politiciennes les plus puissantes du monde, et est considérée par beaucoup comme une icône du « white feminism », un féminisme populaire et non inclusif qui met en avant les luttes des femmes blanches aisées, sans aborder les formes d’oppression auxquelles sont confrontées les femmes racisées. Pour ne rien arranger, ses prises de position durant sa carrière vis-à-vis des aides sociales, de la justice pénale, de l’éducation et de différentes guerres ont entraîné des lois et des stratégies qui ont véritablement nui aux femmes, que ce soit aux États-Unis ou dans le reste du monde.

Broad City, créée par Ilana Glazer et Abbi Jacobson, 2014-2019. © Comedy Central

Dans une société où certaines communautés sont mises à la marge et où leurs allié-e-s sont de plus en plus déconstruit-e-s, il ne suffit plus d’être seulement politique, et la comédie américaine d’aujourd’hui exige à la fois conscientisation et lucidité, à l’instar de séries très récentes, comme Insecure (2016) ou One Day at a Time (2017). Au fil de son évolution, Broad City semble avoir appris de ses erreurs et écouté son public, et a de plus en plus traité de questions sociales et politiques, tels l’avortement, la gentrification ou la santé mentale. Ainsi, dans la saison 3, Jaime explique à Ilana qu’elle ne devrait plus porter ses boucles d’oreilles sur lesquelles est écrit « Latina », cela équivalant presque à voler l’identité des populations qui se battent contre des structures coloniales. Cette scène est la bienvenue, autant pour la remise en question des privilèges de l’héroïne que pour l’approche de l’appropriation culturelle par la pédagogie. De même, dans un autre épisode, Ilana lance à son amant Lincoln, qui est noir, qu’il est extraordinaire de vivre dans une ville où leurs ancêtres sont passé-e-s par Ellis Island, ce à quoi il lui répond : « Ouais, pas les mien-ne-s… » Peu à peu, Broad City a abordé des thématiques aux enjeux majeurs. Néanmoins, même si sa politisation a surtout été implicite dans les premières saisons, elle a toujours montré un éventail flagrant de valeurs considérées comme étant « de gauche ». Et la saison 4, qui a suivi l’élection de Donald Trump, a marqué un tournant dans son évolution, les créatrices ayant semblé prendre conscience du rôle politique que leur show pouvait avoir en tant que produit culturel consommé par un large public.

La série revendique clairement le pouvoir féminin et la sororité, et seules des femmes scénaristes et des productrices pouvaient rendre cela possible. Pour reprendre les mots de la chercheuse Kathleen Rowe, Abbi et Ilana incarnent chacune un exemple de « unruly woman », cette « femme indisciplinée » et « transgressive, surtout quand elle revendique son propre désir » (The Unruly Woman: Gender and the Genres of Laughter, p. 31). Dans son livre, Rowe explore les rapports entre le genre et l’humour et la façon dont les femmes peuvent transformer le rire en arme politique. En mettant en scène leur personnalité débordante et en franchissant les limites des contraintes sociales imposées aux femmes pour les invisibiliser, Abbi Jacobson et Ilana Glazer ont fait de leur création une célébration des féminités multiples, qui leur appartient totalement. Avec Broad City, elles renversent l’ordre patriarcal, un épisode après l’autre.