Dans cette tribune, Annabelle t’invite à cheminer avec elle et à réfléchir au bonheur, à son sens et à sa finalité. Qu’est-ce que le bonheur dans une société capitaliste et patriarcale ? Qu’est-ce que le bonheur, quand il ne dépend que du malheur d’autrui ? Guidée par les écrits de Ursula K. Le Guin, Annabelle avance, du doute à la résignation, à l’espoir.
Depuis mon plus jeune âge, le bonheur – l’idée que l’on s’en fait, une manifestation lumineuse composée de chants, de paysages bucoliques et de béatitude – m’a toujours paru suspect. J’ai connu la lumière, les mélodies, les champs fleuris et l’allégresse ; pour autant, jamais dans un même instant, jamais complètement. Gamine, il n’y avait pas de clarté assez perçante, de mélodies suffisamment enjouées, de pétales colorés ou de joies durables pour me convaincre que le bonheur ressemblait à cela. Cela étant une chose factice et trompeuse, qui peu à peu a transformé ma suspicion en colère. En grandissant, les livres et les films que je lisais et voyais voulaient non seulement me faire croire que le bonheur s’incarne dans cette abstraction inhabitée, sans surprise, et habillée d’un sourire, mais aussi que mon salut serait indéniablement lié à ma capacité à m’apparier avec un autre être humain, de préférence un homme, pour m’épanouir dans ma destinée biologique de génitrice. La complétude domestique était l’unique route à prendre, me disait-on. Les chemins de traverse ne pouvaient pas être ceux qui me guideraient réellement vers le bonheur. Et alors, cette conception du monde informe sentant la lessive, les cris d’enfants et les regrets existentiels a fini par générer en moi de véritables crises d’angoisse et de rage. Il semblait normal d’associer la lumière, les chants, les fleurs, les rires, les hommes négligents, les gosses, les pavillons en banlieue et le désenchantement à la conception du bonheur. Ce but à atteindre, jusqu’à m’effacer totalement.
Malgré les barreaux invisibles de ma prison dorée et les injonctions assénées avec bienveillance, je n’étais pas convaincue. Cette boule au fond de mon ventre en regardant La Mélodie du bonheur me semblait avoir de meilleurs arguments que tous ces doigts pointés vers la voie à suivre pour enfin devenir la femme que j’aurais dû être. J’ai saisi ma terreur et je l’ai dispersée dans mes lectures. J’ai très tôt accepté – certain-e-s diront que je me suis résignée – le fait de ne pas être capable d’être heureuse. Pas comme « lui » ou « elle », pas en me reniant. Je serai cette vieille femme à chats, solitaire, oubliée. Et je serai moi, totalement moi. Avec la résignation vient une sorte d’apaisement dont il est difficile de décrire la puissance. C’est un sentiment de calme, quand tout autour de toi semble vouloir te ramener à cette idée du bonheur uniquement accessible par la formule magique du capitalisme patriarcal.
Comprendre ce que le bonheur signifiait pour moi, le détacher des préconceptions sociétales et intimes, décider si un tel concept existait en réalité tout à fait, même selon mes propres termes, m’a fait m’interroger sur son sens à l’échelle de nos sociétés occidentales. Qu’implique-t-il ? S’émanciper est-il possible si tout nous incite à nous soumettre à cette signification du bonheur, si terrifiante à mes yeux ? Si le choix et la liberté ne sont que des illusions, alors le bonheur en est-il un, qu’importe la définition que chacun-e lui prête ?
Dans sa nouvelle Ceux qui partent d’Omelas, Ursula K. Le Guin pose ces questions, et bien d’autres. L’histoire est simple : dans la ville d’Omelas, les gens sont heureux. Si, vraiment, fais-moi confiance. L’autrice sait que cet état de grâce généralisé semble suspect à ses lectrices et lecteurs, alors elle nous implique et nous laisse imaginer comment ce bonheur, le vrai, s’incarne dans la cité. Elle sait également que nous sommes cyniques, elle connaît nos réticences. Ainsi, elle insiste :
« [J]e répète que ce n’étaient pas des gens simples, des bergers tranquilles, de nobles sauvages, des utopiens débonnaires. Ils n’étaient pas moins compliqués que nous. L’ennui est que nous avons la mauvaise habitude, encouragée par les pédants et les sophistes, de considérer le bonheur comme quelque chose de plutôt stupide. Seule la douleur est intellectuelle, seul le mal est intéressant. Voilà la trahison de l’artiste : un refus d’admettre la banalité du mal et le terrible ennui de la douleur. Si vous ne pouvez pas les battre, rejoignez leurs rangs. Si cela fait mal, recommencez. Mais louer le désespoir, c’est condamner la joie ; adopter la violence, c’est perdre tout le reste. Et nous avons presque tout perdu ! ; nous ne pouvons plus décrire un homme heureux, ni célébrer la moindre joie. Pourrais-je en quelques mots vous parler des habitants d’Omelas ? Ce n’étaient pas des enfants naïfs et heureux — bien que, en fait, leurs enfants fussent heureux. C’étaient des adultes mûrs, intelligents et passionnés, dont la vie n’était pas misérable. Ô miracle ! Mais j’aimerais pouvoir en donner une meilleure description. J’aimerais pouvoir vous convaincre. Omelas résonne dans ma bouche comme une ville de conte de fées ; il était une fois, il y a bien longtemps, dans un pays lointain… Peut-être vaudrait-il mieux vous efforcer de l’imaginer vous-même, en supposant que le résultat pourra convenir, car je ne pourrai certainement pas vous satisfaire tous. »¹
Alors, le bonheur se définit simplement, il « est fondé sur un juste discernement de ce qui est nécessaire, de ce qui n’est ni nécessaire ni nuisible, et de ce qui est nuisible. » Maintenant, te voilà convaincu-e par l’authenticité du bonheur à Omelas. Mais sache que tout ce qu’il y a de bon dans la ville dépend d’une chose : la souffrance d’un-e enfant. Quelque part, un garçon ou une fille est enfermé-e à clé dans une petite pièce sale sans fenêtre. Les habitant-e-s le savent. Les règles sont très claires, et aucun geste, aucune parole bienveillante ne peut lui être adressé. « Certains comprennent pourquoi, certains non, mais tous comprennent que leur bonheur, la beauté de leur ville, la tendresse de leurs relations, la santé de leurs enfants, la sagesse de leurs savants, le talent de leurs créateurs, même l’abondance de leur moisson et la clémence de leur climat dépendent entièrement de l’affreuse misère de cet enfant. » Le Guin nous explique que tout le monde n’est pas indifférent, néanmoins, nombreuses sont les personnes qui restent à Omelas. Certaines partent on ne sait où, nous dit-elle à la fin, ne supportant plus sa maltraitance. « Si l’enfant était conduit à la lumière du soleil, hors de cet endroit abominable, s’il était nettoyé et nourri et réconforté, ce serait sans doute une bonne chose ; mais si l’on faisait cela, toute la prospérité, la beauté et la joie d’Omelas seraient détruites dans l’heure qui suivrait. Telles sont les conditions. Échanger toute la bonté et la grâce de chaque vie d’Omelas contre cette simple et minime amélioration : rejeter le bonheur de milliers de gens pour la possibilité de bonheur d’un seul ; ce serait laisser pénétrer le crime dans la ville. »
Il y a mille manières d’interpréter ce récit, et chacune résultera de l’expérience personnelle du lecteur ou de la lectrice. Le jour où j’ai découvert cette nouvelle, mon monde a basculé. Car, en parcourant l’histoire de cette ville et de ses habitant-e-s, j’ai compris que malgré l’insistance de l’autrice sur l’épanouissement et la bonne foi de ses personnages, il ne pouvait réellement exister un bonheur dépendant de la misère d’autrui. Il me semble qu’à Omelas, on vit dans le déni de la réalité. On y performe l’idée du bonheur en vaquant à sa vie quotidienne. Les jours passant, on finit par oublier l’enfant enfermé-e dans la petite pièce, abandonné-e et maltraité-e. Et lorsque l’on y pense, on a désormais pris l’habitude d’activer des mécanismes de défense si efficaces que l’on est aptes à passer outre. À minimiser. Après tout : ces gens sont heureux, non ? Aucun de ceux qui quittent la ville ne va secourir l’enfant. En somme, personne n’est prêt à être responsable de l’annihilation du bonheur collectif, en dépit de sa propre révolte vis-à-vis du traitement qui lui est réservé. À Omelas, il n’y a selon moi que des lâches. Qu’importe que leurs intentions soient nobles, justifiées (ou justifiables par la logique utilitariste), leur choix est toujours méprisable d’un point de vue moral. Il y a celles et ceux qui ferment les yeux sur les atrocités, et celles et ceux qui les fuient. Violente dichotomie, même finalité.
Alors, ne sommes-nous pas à Omelas ? Ne sommes-nous pas les lâches qui, quoi qu’il arrive, laissons nos frères et nos sœurs être maltraité-e-s pourvu que cela n’impacte pas nos vies, notre représentation du bonheur, aussi bancale soit-elle ? La société occidentale a longtemps prospéré – et prospère encore – sur l’exploitation de l’autre, sur son dos et sa misère. Mais si le bonheur des habitant-e-s d’Omelas n’en est pas un – puisqu’il procède du reniement d’une part de leur propre humanité –, mais que celui-ci paraît réel et bon, ces personnes ne sont-elles pas aussi les victimes de conjonctures qui les dépassent ? « Ils savent qu’eux-mêmes, tout comme l’enfant, ne sont pas libres », écrit Le Guin. Alors, qu’importe leur choix, ceux-ci sont déterminés par des conditions échappant à leur contrôle. Rester, partir, ou tout anéantir en laissant se propager la violence. Est-ce là vraiment nos seules options ? Le choix du titre de la nouvelle est en soi une révélation de la part de Le Guin. Elle s’adresse à celles et ceux qui sont parti-e-s. En tentant de me sortir des limitations de la société, j’ai eu la sensation de m’en libérer, au moins individuellement et partiellement. J’en étais convaincue : je ne suis pas aliénée, je prends la liberté d’être moi, et cela est positif. Mais… ai-je donc aussi quitté Omelas ? Ai-je abandonné l’enfant derrière moi, sans savoir où j’allais, sans détourner le regard ? Est-il encore temps de revenir sur mes pas ?
Ursula K. Le Guin nous montre avec brio les limites de la révolte individuelle dans une société organisée selon un principe à l’origine profondément injuste. Peut-on y trouver de la joie ? Oui, indéniablement. Même si cette dernière découle de l’agonie d’un-e individu-e. Quelle portée ont donc nos actions si le jeu est truqué ? L’écrivaine insiste sur le fait que les règles sont fixes. Pourtant, qu’adviendrait-il si nous les contournions, si nous prenions la décision de les ignorer ? Il nous faudrait alors envisager une société absolument différente, hors de tout ce que l’on connaît, de ce que l’on sait et prend pour acquis. L’autrice veut provoquer une réaction en nous, nous obliger à réfléchir aux implications de ce qu’elle écrit. Et cela peut amener à un sentiment d’impuissance paralysant. Pour autant, je pense qu’il y a quelque chose à dénicher dans l’œuvre entière de Le Guin, comme un début de réponse à la question en suspens qu’elle formule au fil de sa nouvelle.
Dans la saga de Terremer, la liberté a une place centrale. Elle est explorée à travers de multiples personnages, lesquels doivent trouver comment exister librement dans un monde où le libre arbitre est largement conditionné (notamment par l’organisation hiérarchique et patriarcale). Dans Les Tombeaux d’Atuan, où l’on suit l’histoire de l’émancipation de la jeune prêtresse Ténar, la vision de la liberté de Le Guin est clairement annoncée :
« Elle pleurait de douleur, parce qu’elle était libre. Elle commençait à apprendre le poids de la liberté. C’est un lourd fardeau, et c’est pour l’esprit une charge immense et étrange à assumer. Ce n’est pas simple. Ce n’est pas un cadeau que l’on reçoit, mais un choix que l’on fait, et ce choix peut être difficile. La route monte vers la lumière ; mais le voyageur ainsi chargé risque de ne jamais atteindre le bout. »²
La liberté est un choix. C’est une quête, dont la finalité est incertaine, et qu’il nous faut cependant tenter. La liberté de l’un-e dépend de celle de tou-te-s les autres. Pour nous défaire des chaînes du système abusif au sein duquel nous naissons et vivons, l’espoir réside donc dans la décision difficile et consciente de prendre la route la moins sûre, et elle ne peut se parcourir seul-e. Face à l’injustice d’Omelas, il semblerait que notre unique véritable force soit celle de l’imagination collective. Créer ce qui pourrait être, plutôt que nous adapter à ce qui est. L’espoir, c’est imaginer un monde radicalement différent, et œuvrer en ce sens.
¹Toutes les citations de la nouvelle Ceux qui partent d’Omelas proviennent du recueil Aux douze vents du monde, Ursula K. Le Guin, éditions Le Bélial, 2018, p. 246-254.
² Terremer (édition intégrale), Ursula K. Le Guin, Livre de Poche, 2018, p. 451.
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