Il n’y a pas d’espoir dans la solitude, croyons-nous. Yan tente d’y trouver une issue, se fraie un chemin, lutte envers et contre tout. Peut-être qu’il faut s’accrocher au mouvement pour trouver un peu d’apaisement et de réconfort. Mais c’est un pas à la fois qu’il faut avancer.
La solitude est omniprésente, absolue, infinie.
Nous sommes tou-te-s des ermites en puissance, de brèves étincelles ténues éclairant à peine à deux pas, dans un noir de poix.
C’est devenu un poncif que de l’énoncer. Rien n’est plus ressassé que la conscience de notre isolement. Rien n’est plus effrayant que la réalité de notre insignifiante finitude. Et pourtant, on continue, persiste, s’obstine à errer à tâtons, jusqu’à l’oubli.
Seul et d’ores et déjà oublieux de moi-même, je dois constamment me forcer à me considérer, à reconsidérer ma personne et ses qualités chaque jour, chaque seconde. Ne jamais contempler uniquement cette poix tombée à mes pieds. Ne jamais voir uniquement la poix. Ne jamais voir. Ne jamais sombrer.
Trop nombreuses furent les fois où la réalité semblait lointaine, s’envolant, aussi fine qu’une feuille, presque transparente. Avare de sa lumière, elle la dispensait faiblement à un corps pesant et amputé de sa puissance d’agir. Trop de fois le miroir fut déformant, la peau un rien étrange, flottante ; les sons étouffés, oppressants ; les couleurs sursaturées, ondulantes. Trop de fois le vide appelait – inéluctable et intime, se chevillant à l’esprit autant qu’au corps.
Une danse se mettait alors en place entre moi et un double potentiel, idéal, meilleur. Paradoxalement et peut-être malheureusement, j’en sortais toujours vainqueur.
La solitude est omniprésente, mais apprivoisable.
Ce double laissait toujours sa place à un creux, à une ombre apte à me hanter. Je pensais devoir combler l’absence par des liens inexistants ou mourants. Frénétiquement, je cherchais à me raccrocher, à me compléter. Il m’a fallu un million de danses pour voir qu’aucune matière exogène n’était requise. Il m’a fallu un million de doubles défaits, désagrégés, fumants. Un million de moi triomphant dans la fange, près du cadavre du « mieux ». Définitivement trop longtemps pour tenter de m’apprivoiser par et pour moi seulement. Le changement fut millimétrique.
Les changements, ces entités mystérieuses toujours si lentes. Tellement lentes et pourtant soudainement instantanées, après la millième itération de la même mesure malade. Ces changements font fi de la souffrance ou des vœux. Presque malgré nous, ils opèrent. Presque, à l’exception des millions de répétitions de la même partition pour résoudre notre équation intime. Une équation non nulle à multiples inconnues.
Et de fait, à force de couler – peu importe le sens de la chute ou l’absence de gravité –, j’en viens à pouvoir moduler la discordance, à choisir comment ciller.
Une inconnue à la fois. Un siècle d’effort chacune.
Le vide peut être un plein, le négatif un positif, l’altérité une force, la solitude une présence. Cela ne signifie pas que les angoisses disparaissent, que les plaies béantes se referment. Seulement qu’explorer épuise, mais nourrit. Que tâtonner paralyse, mais rassure. Que changer accumule, répare, assemble, connecte, transforme, libère… parfois.
La solitude est omniprésente, sans exister.
L’alchimie a toujours été à l’œuvre, invisible. Sans cercle de transmutation, nous sommes des polymorphes jamais isolé-e-s. Seul, au creux d’une souche de séquoia en forêt primitive, je surviens pourtant des milliards de fois. Seul au cœur d’une souche, je suis subtilement lié à tout ce que cette fine feuille de réel soutient. L’infinité d’étincelles connectées, dans le noir, s’éclaire.
Œuvres et lieux cité-e-s :
- Under the Skin, Jonathan Glazer, 2013
- Get Out, Jordan Peele, 2017
- Annihilation, Alex Garland, 2018
- « Parfois faut », Aloïse Sauvage, 2019
- Dans la forêt, Jean Hegland, 2017
- Une forêt