Raphaëla a dû s’y reprendre à plusieurs fois avant de partager avec toi cette tribune pleine de rage et de tristesse. Alors que sur Internet fleurissent les journaux de confinement d’intellectuel-le-s, elle réagit au classisme qui nourrit cette pratique et aveugle le jugement de celles et ceux qui prennent le parti de raconter la crise d’un point de vue extrêmement privilégié et protégé.
Travaille, en silence. Lève-toi, chaque matin, dans le silence du confinement. Embrasse le front de tes enfants, et ta journée commence. Pendant que pour toi, ma sœur, mon frère, ma mère, mon père, commence l’enfer, d’autres se la coulent douce. Là, dans des résidences secondaires, dont la seule existence est vulgaire, certain-e-s attendent que la « guerre » passe. Ce n’est pas une surprise, les bourgeois-es ont toujours fui les conflits, laissant aux pauvres le privilège de crever en première ligne. Les nanti-e-s prennent la température, ferment leurs portes au monde et attendent. Elles et ils attendent, mais il faut bien s’occuper, alors elles et ils écrivent. Là où ces personnes pourraient faire le choix de la réalité, c’est sur un fantasme au goût rance que leur regard se porte. Alors, des pages sont noircies de ciels bleus, de sourires adolescents, de tissus précieux, de couvertures reliées, de soleil doré. Pendant que ton existence s’assombrit, que ton espérance de vie se réduit comme peau de chagrin, d’autres cliquent, à heures fixes, tous les jours, pour diffuser au monde ce qu’elles et ils considèrent être indispensable à nos vies. Des quotidiens ponctués de miracle morning, de smoothies exotiques et de yoga pour bien démarrer la journée. Des quotidiens qui surfent sur une pandémie pour profiter. Et toi, les mains dans la merde, tu te demandes bien de quoi ces gens peuvent profiter, en ces temps atroces. Eh bien, de verdure, de piscine, de balades illicites, de fantasmes acidulés. Pendant que tu te crèves au travail pour un Smic avalé par ton loyer, que tu erres de ponts en centres d’accueil, pendant que tu es licencié-e de ton CDD ou que tu cumules les emplois non déclarés, d’autres publient des journaux de confinement dans de grands médias français. As-tu seulement eu le temps, toi, d’écrire la liste des courses aujourd’hui ? Auras-tu seulement le loisir de te rendre au Carrefour du coin, entre le boulot, les gosses et les tâches ménagères ? Et encore, y trouveras-tu un paquet de pâtes et des tranches de jambon ? Ne t’en fais pas, car tu peux te nourrir de livres, de récits merveilleux, de publications Instagram où se complaisent salons de bois rares et Pléiade en vitrine. Tu pourras te nourrir des jonquilles arrosées sur une fenêtre exposée plein sud et tu pourras, après avoir lu que, quelque part, quelqu’un-e regarde l’aube se lever sur des collines, fermer les yeux et imaginer combien ta vie pourrait être douce. Mais tes mains douloureuses, ton dos meurtri et ton ventre vide te rappelleront bien vite à la réalité. Peu importe que tu dormes dans un appartement mal isolé au sein d’un immeuble délabré infesté de nuisibles, que tes mains soient brûlées par la javel ou tes bronches encombrées. Surfe, comme le fait l’élite bourgeoise et intellectuelle française. Ah, la vague n’est pas la même selon sa place, mais ne te plains pas, il paraît que ces messieurs et ces dames n’apprécient pas de t’entendre geindre. Tu pourrais après tout mourir en silence, là-bas, un peu plus loin. Oui, dans ce coin, afin que l’on ne t’entende pas. Car pendant que tu assembles des colis pour que certain-e-s puissent assouvir des soifs de lecture soudaines, sachent qu’elles et ils font tourner le monde à la force de leurs cerveaux tout-puissants. Pendant que tu conduis des heures durant des 44 tonnes blindés de denrées alimentaires, d’autres cultivent leur jardin intérieur. Et pendant que je pleure à la mémoire de ton corps jadis fort, ces individu-e-s nous font la morale car nous avons osé pointer du doigt leurs privilèges volés sur ton dos.
Dès la première semaine de confinement, je déborde déjà de colère, de rancœur et de tristesse. Chaque nouvelle page de journal de confinement me donne la nausée. Oui, j’ai la gerbe, là, au bord des lèvres, et j’ai envie d’expulser tout ce que mon ventre contient au visage de ces luxueux-ses confiné-e-s qui se repaissent de leurs privilèges de classe et des inégalités. Ce dont cette élite ne nous parle pas, c’est des œillères qu’elle porte fièrement et que, pour rien au monde, elle ne retirerait. C’est trop confortable, de ne pas voir l’indécence qu’il y a à étaler ses privilèges au visage du monde. Mais alors, de quoi ces attitudes obscènes sont-elles le nom ? Du capitalisme, bien sûr ; de la lutte des classes et de l’éternelle hiérarchisation des luttes. Féministe, mais pas anticlassiste. Anticapitaliste, mais pas trop non plus. Humaniste, mais pour sa gueule. Ma colère se dirige immédiatement vers les auteurs-rices de ces journaux, vers les journalistes qui n’interviewent qu’elles et eux, vers les politiques qui permettent aux inégalités de perdurer. Et si ces artistes sont profondément responsables de trahir la mission première de l’art – parler du monde dans son entièreté et sa complexité –, peut-être ne faudrait-il pas trop leur reprocher leur bêtise, à ces personnes qui ne sont que les parfaits instruments d’un système bien rodé. Ce système qui, depuis des années, fragilise les plus faibles, invisibilise les plus démuni-e-s et détruit sur son passage les droits de chacun-e. Afin, peu à peu, gouvernement après gouvernement, de mettre en place un régime non plus égalitaire mais néolibéral, dont la vocation seule est la fructification de l’argent, l’impérialisme d’un chacun-pour-soi et le port d’œillères généralisé.
Il ne suffit pas de se pencher au balcon de son immeuble tranquillement installé dans le quartier favorisé d’une grande ville pour regarder le monde. Il faut ouvrir sa porte, descendre de sa tour d’ivoire et choisir de regarder. Mais ne pas vouloir voir est aussi un choix. Refuser de se confronter aux réalités que sont la misère, la précarité, la terreur, la pauvreté est un choix. Écrire sur la suprématie de l’art et de l’artiste est un choix. Et tous ces choix sont égoïstes, car ils se font la voix d’une classe sociale qui, depuis toujours, garde le monopole de la parole. Ce sont les journaux de ces élites que l’on retrouvera sur les étals des librairies. Ce sont ces voix qui traverseront les âges dans les manuels scolaires. Et pourtant, ce ne sont pas ces corps qui ploient sous l’histoire et la politique, ce sont ceux de nos mères, de nos pères, de nos frères, de nos sœurs. Si l’on veut se complaire dans la métaphore guerrière que le gouvernement macroniste a choisi de porter à bras-le-corps, alors ouvrons les yeux sur les charniers à venir, sur les fosses communes qui, bientôt, s’ouvriront sous nos pieds. Ce sont les infirmiers-ères, routiers-ères, manutentionnaires, aides-soignant-e-s, hôte-sse-s de caisse, éboueurs-ses, livreurs-ses, postiers-ères, personnels d’entretien qui crèveront les premiers et les premières, avec pour seule reconnaissance les applaudissements d’un gouvernement néolibéral dégueulasse et d’une élite complice. Ce sont leurs noms qui seront effacés, seulement célébrés à travers de vagues groupes nominaux. Et puis, dans un an, dans deux ans, ou même dans trois, on oubliera quels corps auront jonché cette triste période que nous vivons. On trouvera dans toutes les bibliothèques les journaux de confinement de quelque auteur-rice en manque d’imagination, on en feuillettera les pages et on s’abreuvera de la vacuité de ces vies privilégiées. Pendant ce temps, nous pleurerons nos mères, nos pères, nos frères et nos sœurs mort-e-s, abîmé-e-s, déshumanisé-e-s. Nous serons là, dans les rues, à honorer leur mémoire. Nous serons las-ses, dur-e-s, froid-e-s, accompagné-e-s par l’amertume, à ne pas oublier qui aura trahi celles et ceux qui auront été en première ligne de cette « guerre » sanitaire, dont la violence n’aura eu d’égale que celle des nanti-e-s.
Et pourtant, la honte ne réside peut-être pas tellement dans ces modes de vie déconnectés des souffrances de la majorité. La honte, c’est de choisir de parler de soi quand l’autre galère. La honte, c’est de choisir de parler de la tendresse des réveils à la campagne quand ces mêmes campagnes sont ravagées par la crise depuis des décennies. La honte, c’est de choisir de ne pas voir que la misère est là, tout près. La honte, c’est de faire le choix de l’ego et du nombrilisme, de monopoliser la parole, plutôt que de tendre les instruments du discours à celles et ceux dont les lèvres sont cousues par le système, le sentiment d’illégitimité et la violence sociale. La honte, c’est de croire qu’il suffit de penser à la personne SDF du coin une fois par semaine pour agir contre les inégalités. La honte, c’est celle de ces artistes qui se défendent les un-e-s les autres et qui s’agrippent à leurs privilèges. La honte, c’est de choisir de ne regarder que le beau côté des choses, de voir le verre à moitié plein, d’apporter de la beauté au monde. La honte, c’est la leur, de ne considérer qu’il n’y a de beauté qu’à leurs portes.
Oui, nous avons besoin de beauté pour survivre. Mais nous n’avons pas besoin de leurs voix. Nous avons besoin des nôtres, réunies, puissantes, fières. Nous avons besoin de notre courage, de notre bravoure, car si nous sommes bel et bien en guerre, c’est contre ce système capitaliste et classiste qui se nourrit de la moindre oppression, qui cajole les élites jusqu’à leur donner le goût des caresses, jusqu’à les domestiquer. Ce sont nos voix qui doivent retentir et résonner dans chaque hall d’immeuble, dans chaque école, dans chaque maison. Envahissons les rues, les institutions, les espaces politiques.
Oui, nous avons besoin de beauté pour survivre. Cette beauté, nous la trouverons logée dans les mots révolutionnaires.