En une seule saison et huit épisodes, His Dark Materials a réussi à conquérir critiques et public. Pourtant, le pari était risqué. Adaptée de la trilogie fantastique À la croisée des mondes de Philip Pullman, considérée intouchable, la série explore avec intelligence et sans manichéisme des thèmes vastes : le bien et le mal, la mort, le passage à l’âge adulte, le fanatisme religieux. Une adaptation réussie donc, qui n’a pas peur de s’éloigner de sa source littéraire et n’oublie pas son essence.
[Attention, cette analyse contient quelques spoilers sur la série.]
Si l’on se prend à discuter de fantasy avec des adeptes du genre, la trilogie À la croisée des mondes (His Dark Materials en anglais) du romancier britannique Philip Pullman ne tarde jamais à s’inviter dans la conversation. Publiés entre 1995 et 2000, ces best-sellers ont été traduits en plus de 40 langues et vendus à 20 millions d’exemplaires dans le monde entier. En raison de son succès, cette saga est (à tort) très souvent comparée à Harry Potter. Pourtant, contrairement aux aventures de l’apprenti sorcier, la trilogie de Philip Pullman a souvent été jugée inadaptable, et le terrible film de Chris Weitz sorti en 2007, À la croisée des mondes : La Boussole d’or, n’avait pas franchement aidé à prouver l’inverse. Il aura fallu attendre 2019 et une adaptation sérielle produite par BBC One et HBO (et diffusée sur OCS en France) pour faire taire les sceptiques.
On y suit l’histoire de l’orpheline Lyra Belacqua (Dafne Keen), qui semble n’avoir que peu d’égards pour l’autorité, et plus particulièrement celle qui régit son lieu de vie, le Jordan College, à Oxford. Comme tout le monde dans cet univers, elle est liée à un dæmon (appelé Pantalaimon), une créature ayant l’apparence d’un animal qui est l’incarnation de son âme. Très rapidement, l’on découvre que Lyra n’est pas une jeune fille ordinaire et que ses aventures sont sur le point de commencer. Spectatrices et spectateurs sont alors emporté-e-s dans une sorte de road trip fantastique, aux côtés de la brillante Lyra, de l’énigmatique Lord Asriel (James McAvoy), de la mystérieuse Mrs Coulter (Ruth Wilson), mais aussi d’une flopée de dæmons, sorcières et autres ours en armure.
La grande force de la série est d’arriver à capturer l’essence des livres, leur multiplicité et leur complexité, et à rester fidèle à ce qui en fait le cœur.
Adapter sans trahir
En parcourant les livres, il n’est pas compliqué de comprendre pourquoi le style d’écriture de Philip Pullman est difficile à retranscrire à l’écran. Celui-ci est plus axé sur le sensoriel que sur le visuel. Adapter son œuvre à la télévision, c’est donc se confronter à un univers très dense, dont les enjeux sont généralement expliqués par de longues explorations très littéraires, certes passionnantes mais difficiles à mettre en scène. Finalement, il fallait sûrement que l’écrivain soit impliqué dans l’adaptation pour que l’on puisse y retrouver son style. En tant que producteur, son droit de regard a été crucial – et sa relecture de l’ensemble des scripts a très certainement assuré une certaine cohérence à l’ensemble.
L’implication de l’auteur est une chose évidemment positive ici, mais il faut aussi dire que le budget colossal de la série (estimé à plus de 100 millions de dollars) a beaucoup joué pour construire une adaptation digne des romans. Même si Pullman n’adopte pas un style extrêmement graphique, il a tout de même inventé des lieux et des personnages suffisamment riches pour que les équipes puissent fabriquer cet univers fabuleux.
Ainsi, les décors et les costumes sont somptueux, bluffants et foisonnants de détails, tant à Oxford que dans les contrées enneigées du Nord. De plus, les créatures – et notamment les dæmons, qui sont omniprésents – sont impressionnantes de réalisme. Tantôt mignonnes, tantôt intimidantes, elles sont intégrées avec brio dans les scènes, finissant par être considérées par les spectatrices et spectateurs comme un prolongement naturel des personnages. La prouesse technique et artistique est d’avoir su créer un monde cohérent qui, bien que fantastique, nous convainc immédiatement de sa potentielle réalité.
À tout cela s’ajoute la brillante performance des acteurs-rices. Dafne Keen (révélée dans le film Logan, de James Mangold) livre ici une interprétation solide de Lyra. Fidèle à son double littéraire, elle est à la fois téméraire et têtue, mais aussi dotée d’une grande sensibilité. Grâce à la finesse de son jeu, l’actrice a su nous montrer en huit épisodes une Lyra attachante et complexe, alors que le personnage peut vite paraître agaçant. Les autres interprètes sont tout aussi bon-ne-s, notamment Ruth Wilson (une actrice exceptionnelle qui a déjà fait ses preuves dans les séries Luther et The Affair), qui assure une parfaite performance du rôle de Mrs Coulter. Avec grâce, elle parvient à appréhender le côté très ambivalent de cette femme souvent détestable.
Pour autant, une bonne adaptation n’est pas forcément une adaptation fidèle. Pour transposer une œuvre littéraire à l’écran, il faut être capable de faire des modifications. Celles-ci sont indispensables et, en fin de compte, c’est bel et bien la qualité scénaristique de la série qui permet de faire revivre l’intensité ressentie par les lecteurs-rices.
Des changements bénéfiques
L’une des choses qui interpellent immédiatement lors du visionnage, c’est que la distribution est diversifiée, faisant apparaître davantage de personnages racisés que ceux l’étant explicitement dans les livres. C’est le cas pour l’inquiétant Lord Boreal (Ariyon Bakare) et le roi des gitan-e-s John Faa (Lucian Msamati), tous deux noirs. En ne mentionnant jamais leur couleur de peau dans les ouvrages, Pullman a laissé l’imaginaire collectif les percevoir « blancs par défaut » − ce qui s’est confirmé dans l’adaptation cinématographique. De même, Will Parry, l’un des personnages principaux du deuxième roman, mais qui apparaît dès la première saison de la série, est joué par Amir Wilson, un jeune acteur racisé. Bien qu’il ne soit jamais décrit comme blanc dans les livres, il est toujours apparu comme tel sur les couvertures. Ce choix est avisé et réjouissant, tant l’acteur incarne parfaitement la sensibilité et l’intensité de Will.
En ce qui concerne la personnalité des protagonistes, certains changements opérés s’avèrent fascinants. Si Lyra est sensiblement la même – bien qu’elle mette plus de temps à se révéler dans la série –, des personnages comme l’ours en armure Iorek (Joe Tandberg) ou Mrs Coulter ont un caractère différent, les rendant encore plus intéressants, plus profonds. Passant de très douce à extrêmement glaciale en un clin d’œil dans les romans, Mrs Coulter est beaucoup plus humaine et complexe dans la série, tant dans sa relation avec Lyra et Lord Astriel que dans celle avec le Magisterium, l’autorité religieuse. Le personnage de Lee Scoresby (Lin-Manuel Miranda) est quant à lui davantage présenté à l’écran comme une sorte de magouilleur au grand cœur plutôt que comme le cow-boy aventurier que les livres décrivent. Mais son interprétation, son alchimie évidente avec Lyra, ainsi que la personnalité géniale de son dæmon le rendent très vite attachant. Toutes ces modifications, qui auraient pu être perçues comme une trahison du roman originel, donnent au contraire un nouveau souffle aux personnages, tout en restant fidèles à ce qu’ils représentent et à leur rôle dans l’histoire.
Mais la plus grande surprise de cette adaptation est l’introduction, dès le milieu de cette première saison, du personnage de Will. Cette apparition prématurée, aussi déconcertante soit-elle, est en fait une très bonne idée du scénariste Jack Thorne (également auteur de la pièce de théâtre Harry Potter et l’enfant maudit). Bien que Will et son histoire familiale aient un rôle central dans le deuxième tome, introduire cet arc narratif complexe rapidement dans la série permet de faire connaissance plus intimement avec ce personnage, lui donnant ainsi plus d’importance, puisqu’on ne le perçoit pas seulement du point de vue de Lyra. Maintenant que l’on connaît déjà Will, la deuxième saison pourra se concentrer sur les nombreux autres arcs narratifs sans perdre le public.
L’adaptation parfaite n’existe pas
Forcément, il y a toujours à redire, il y a toujours des choses un peu ratées ou qui ne passent pas trop. La plupart du temps, quand il y a adaptation d’un récit littéraire, il y a une accélération de rythme puisque l’action se déroule beaucoup plus vite. Mais ici, le rythme n’est pas fluide. Il n’est donc pas étonnant que certain-e-s spectateur-rices disent s’être parfois clairement ennuyé-e-s, alors qu’à d’autres moments elles et ils avaient du mal à suivre l’action.
Bien que cela puisse paraître paradoxal, le plus gros problème de la série réside finalement dans son lien aux livres, ou plus précisément à leur lectorat. Le scénariste ne semble pas s’être mis à la place des personnes n’ayant pas lu la trilogie. Le défi, pour la plupart des séries de fantasy, est d’établir un ensemble de règles claires au sein des éléments surnaturels. Dans sa première moitié, His Dark Materials est plutôt hésitante lorsqu’il s’agit de relever ce défi. La présence des dæmons n’en est qu’un exemple. Les règles de leur existence ne sont pas explicitement établies, alors que leur importance est capitale : ils sont parfois concrètement visibles et proches de leur humain-e, alors que d’autres fois on ne les voit simplement pas. Des précisions importantes, comme la distance à laquelle un dæmon peut s’éloigner d’un-e humain-e sans lui causer de douleur ou le tabou qui entoure le fait de toucher celui d’une autre personne, ne sont pas suffisamment explorées. Les nombreuses discussions autour de ce concept sont primordiales, et leur traitement dans la série peut avoir tendance à perdre les spectateur-rices non averti-e-s.
La première saison de la série aurait d’ailleurs bien mérité un ou deux épisodes supplémentaires, afin d’installer un rythme plus fluide et de prendre le temps d’expliquer certains détails importants. Cependant, elle est tout de même très prometteuse et ne trahit en rien l’esprit de l’univers fabuleux de Philip Pullman, ce qui en soi est déjà grandiose.
La version sérielle de la saga a la capacité de raviver la flamme des plus ancien-ne-s adeptes des romans, mais peut-être aussi de convaincre celles et ceux qui ne les connaissaient pas. Comme dans sa version littéraire, His Dark Materials ne se laisse pas enfermer dans des catégories étriquées qui la limiteraient à un public adolescent. C’est une œuvre suffisamment intelligente pour plaire au plus grand nombre et se donner une chance d’évoluer avec ses spectatrices et spectateurs.