Dans notre société, la culture du régime est omniprésente. Quelles sont les conséquences de toutes ces injonctions à la minceur sur nos existences et nos corps ? Des années durant, Jade a cru aux mensonges et aux promesses des industries, dont les conséquences sur sa santé mentale ont été multiples. Elle n’est ni une professionnelle de la santé ni une chercheuse. Mais après un long cheminement, des recherches sur sa situation personnelle et une accumulation de colères, elle dénonce aujourd’hui le système qui l’a conduite à développer des troubles du comportement alimentaire (TCA). Si tu souffres, penses souffrir, connais ou soupçonnes quelqu’un-e de souffrir de troubles du comportement alimentaire, des professionnel-le-s peuvent te soutenir et/ou répondre à tes interrogations. On te partage une liste de ressources à la fin de l’article.
Depuis très (trop) longtemps, je pense à ce qu’est notre corps, ce à quoi il ressemble, et ce à quoi il sert. Depuis que j’ai un corps, on me dit que j’en suis un et que je ne suis que ça. Et depuis toute petite, je pense à le changer pour qu’il ressemble davantage à ceux que je vois, pour qu’il soit « plus beau ». J’ai donc vite intégré cette fameuse notion de régime. Même si je me suis toujours pensée assez futée pour ne pas tomber dans le panneau, il n’a suffi que de nouvelles jolies promesses pour que je m’y cogne, tête la première. Et ce n’était pas une question d’intelligence. Aujourd’hui, je suis sortie de tout ça. Mais alors que l’on essuie chaque jour toujours plus de messages détestant fondamentalement chaque partie de nos corps, alors que l’on entend chaque jour des conseils minceur censés nous offrir une meilleure vie, je ne peux que m’interroger. Pourquoi pensez-vous que si nous ressemblons à autre chose, à nous mais en moins, nous serons plus heureux-ses ? Et d’ailleurs, pourquoi vous sentez-vous légitimes à nous proposer une vie meilleure ? M’avez-vous trouvée plus heureuse et accomplie quand, après avoir écouté vos conseils si affûtés, je me suis retrouvée au bord de la mort ?
Elle est partout. L’idée, l’envie, l’obligation de faire un régime. Vivre, c’est bien. Avoir le contrôle de sa vie, c’est mieux. Avoir du contrôle sur soi ? Banco. C’est ça, l’indépendance. Sauf que ce que l’on nous a caché dans tous les discours prônant la minceur comme quintessence de beauté et de santé, ceux que l’on nous enfonce à coups de marteau dans le crâne depuis toujours, c’est que ce n’est pas nous qui avons le contrôle. Nous n’en avons que l’illusion. Et elle est si bien entretenue qu’évidemment, on y croit. Parfois même, j’y crois encore. Parce que le message est partout. Dans les films, à la télé, dans les pubs, dans nos discussions, dans les propos de nos proches… Qu’il soit subliminal ou explicite, ce message est normalisé, presque indéniable. Soyez belles, soyez beaux, c’est si simple ! Il faut juste être minces. Faire un régime devient la chose la plus importante. Perdre du poids, c’est ce qui nous rendra épanoui-e-s.
Des fat camps aux États-Unis à ces centres équivalents et autres cures d’amaigrissement en France, en passant par les livres de recettes « minceur », les pilules et les crèmes miracle, sans oublier la classique liposuccion ou les ceintures à électrodes censées faire apparaître tes abdos comme par magie (sans jamais expliquer que les muscles abdominaux, tout le monde en a !), tout est fait pour nous inciter à maigrir, et à payer pour cela. Car derrière se cache toute une industrie monstrueuse que l’on ne soupçonne même pas. Pense à tous ces thé « détox » tendance (qui par ailleurs doivent leur « efficacité prouvée » aux plantes laxatives qu’ils contiennent, vidant et détruisant notre intérieur). Pense aux pseudo-professionnel-le-s de la santé ayant fait fortune en vantant les mérites de tel ou tel régime, jamais le même. Pense aux multinationales qui organisent des cures amaigrissantes nous promettant une meilleure santé, tout en vidant notre compte en banque. Pense à toutes ces entreprises qui se font de l’argent sur notre dos. Pense à toutes ces personnes qui profitent de la pauvre estime que l’on a de nous, qu’elles-mêmes nous ont inculquée.
Ces messages disant qu’être mince est bon pour la santé, alors qu’être gros-se ne l’est pas, nous ont été si bien vendus qu’ils sont maintenant ancrés dans nos inconscients. Mais ils sont faux. En plus de ne pas être un indicateur de notre valeur, le poids n’est pas non plus nécessairement un indicateur de santé. Du moins ne peut-il être pris comme tel, indépendamment de l’individualité et des spécificités physiologiques et psychologiques de chacun-e. Pourtant, on essaie toujours de nous faire avaler l’IMC (indice de masse corporelle) comme standard universel de bien portance. En réalité, cet indice n’est qu’une équation raciste créée par le mathématicien belge (donc pas un professionnel de la santé) Adolphe Quetelet, pour calculer le poids « parfait » de l’« homme moyen » − comprendre ici cis et blanc, l’étude portant exclusivement sur des hommes français et écossais blancs. Elle a ensuite été popularisée comme norme médicale par le non moins controversé Ancel Keys, un chercheur américain qui a notamment conduit l’étude clinique connue sous le nom de « Minnesota Starvation Experiment ».
Tous ces discours, qu’ils proviennent de publicités, d’entreprises ou de chercheurs-ses inculquent aux personnes grosses et marginalisées − mais aussi à toute la société − une haine systémique. Une haine de la grosseur. Une haine des personnes différentes d’une norme faisant rêver Hollywood. Une haine des autres, et par conséquent une haine – et une peur – de soi. En profitant de cela, celles et ceux qui prônent les régimes pour de l’argent mettent en danger des centaines de millions de personnes.
L’un des arguments les plus fréquents contre les régimes est que ceux-ci ne servent à rien, puisque, après l’arrêt d’une alimentation restrictive, on reprend forcément du poids. Mais devine quoi ? Contrairement à tout ce que l’on peut croire, reprendre du poids n’est pas la pire conséquence d’un régime. En réalité, les régimes sont dangereux pour bien plus de raisons, et celles-ci n’ont rien à voir avec notre poids ou notre apparence. Perdre du poids en arrêtant volontairement de se donner de l’énergie, en manipulant et en rendant mécanique un système naturel, c’est un traumatisme pour le corps et l’esprit. Voici par exemple quelques incidences physiques causées par un régime : perte d’énergie, perte de libido, absence de règles, perte de cheveux, faiblesse des dents et des os, défaillance d’organes… Et ce n’est pas fini. Parce que ce que la plupart des personnes ne soupçonnent pas, c’est qu’un régime a des conséquences psychologiques tout aussi désastreuses. Les répercussions peuvent aller du stress à l’anxiété, des excès de colère à de la dépression, en passant par la création de routines obsessionnelles handicapantes dans la vie quotidienne, la perte d’une vie sociale, l’incapacité de se concentrer ou simplement de penser et, bien évidemment, les troubles du comportement alimentaire (TCA).
L’idée reçue la plus commune sur ces derniers est qu’ils ne sont qu’une lubie de jeunes filles privilégiées, qui arrêtent de manger pour mincir. En plus d’occulter complètement la multitude d’autres troubles existants, c’est cruellement faux et stéréotypant. Il n’y a pas que les jeunes filles blanches, riches et minces qui en souffrent. Cela touche toutes les catégories sociales et tout type de femmes, à tout âge. Ils ne sont pas une lubie, mais des troubles mentaux destructeurs qui n’ont rien à voir avec la volonté. En outre, la maigreur est une conséquence possible des TCA, mais pas un symptôme nécessaire à son diagnostic.
Cela étant dit, ces derniers peuvent être la résultante d’un régime. Comment ? Un régime ne sera jamais la seule cause d’un trouble du comportement alimentaire important, mais il peut en être un précurseur. Nous dire que manger moins et« mieux » (d’après qui ?) est la quintessence du bien-être va forcément jouer un rôle dans le bouleversement de notre relation à notre alimentation, notre corps et notre santé mentale. Un régime est la main que l’on pensait amie, mais qui nous pousse dans le vide lorsqu’on a le dos tourné. Et quand il s’allie à un mal-être plus profond, pouvant être inculqué par notre société grossophobe, un trouble peut se créer. Dans une étude menée en 2003 par The National Center on Addiction and Substance Abuse à l’université de Columbia, il a été démontré qu’environ 60 % des adolescentes et 30 % des adolescents faisaient ou avaient fait un régime dans leur vie. Une autre étude menée par des pédiatres américain-e-s en 2016 sur un panel d’adolescent-e-s de 14 à 15 ans expose que celles et ceux faisant un régime « modéré » ont cinq fois plus de risques de développer des TCA par rapport aux jeunes n’en faisant aucun, et cela monte jusqu’à 18 fois plus pour celles et ceux faisant un régime restrictif. Sachant cela, les professionnel-le-s de la santé expert-e-s s’accordent pour dire que les régimes sont un déclencheur important de ces troubles. Il faut savoir aussi que les TCA, de l’anorexie mentale à la boulimie, en passant par l’orthorexie ou l’hyperphagie (tous découlant d’une certaine forme de restriction, physique ou psychologique), présentent un taux de mortalité non négligeable. En 2012, celui lié à l’anorexie était de 10%, ce qui en fait le taux de mortalité le plus élevé de toutes les maladies mentales.
Même si notre société a encore du mal à accepter que les TCA soient des troubles mentaux et à les aborder sans une grossophobie latente, les faits sont là : ils sont fatals. Il est donc dangereux de vendre une façon de se nourrir, de manipuler son corps, sa physiologie, sa santé, comme la clé du bonheur et du succès. Il est dangereux de faire croire à des millions de personnes qu’elles seront en meilleure santé et se sentiront mieux après avoir perdu des bouts d’elles-mêmes, alors que le mal-être dont elles souffrent a été construit de toutes pièces par la société. Il est criminel de vendre des guides qui nous expliquent comment aller à l’encontre de sa nature et sa biologie en étapes prétendument faciles, et de mettre en danger la vie de millions de personnes sous prétexte que leur image doit correspondre à une autre. Il est criminel de nous dire qu’un régime sera la solution à tous nos problèmes.
Il y a encore deux ans, alors que j’entamais difficilement ma rémission de TCA, je n’avais pas conscience de tout cela. J’imagine qu’à moins d’être concerné-e par les conséquences désastreuses d’une forme de restriction, de s’en rendre compte et de l’accepter, peu de personnes vont prendre les devants pour déconstruire cette culture du régime, tant elle nous est imposée comme la norme pour notre santé. Heureusement, tout doucement, très doucement, les voiles tombent. On ne croit plus si aveuglément à tout ce qu’on lit, à tout ce que l’on voit et à tout ce que l’on nous dit. Nombreux-ses sont celles et ceux qui se renseignent et n’hésitent pas à prendre la parole, à éduquer et à crier leur rage envers cette société qui nous rabaisse toujours, comme des objets à modifier selon son bon vouloir. Des mouvements comme le body positivity, le body acceptance et, l’un des plus importants à mon sens, le fat acceptance vont à l’encontre de cette grossophobie et cette haine systémique des corps qui n’entrent pas dans cette norme infondée, avec une idée toute simple : notre valeur humaine n’est pas définie par notre apparence. Peu à peu, ces idées prennent de l’ampleur et arrivent aux oreilles de toutes et tous, et l’on comprend enfin que nous ne sommes pas qu’un corps : nous avons un corps, et nous valons bien plus que ça.
Ressources
Voici quelques ressources pour déconstruire la culture du régime et obtenir des informations sur les TCA. Il y a un véritable océan d’associations et de personnes qui écrivent, éduquent et militent sur le sujet, donc n’hésite pas à aller chercher du côté de leurs abonnements et à regarder ce qu’elles recommandent. Tu peux aussi unfollow des personnes qui te font te sentir mal dans ton corps (inconsciemment ou non) et diversifier ton feed sur les réseaux sociaux !
- National Eating Disorder Association
- Megan Jayne Crabbe, autrice et activiste
- Gabrielle Deydier, autrice et documentariste
- Gras Politique, collectif de personnes grosses et queer
- Your Fat Friend, autrice et activiste
- Barbara Butch, DJ et militante, dont tu pourras lire une interview dans notre magazine papier
- Caroline Dooner, autrice
- Not Plant Based, blog tenu par les journalistes Eve Simmons et Laura Dennison
- I Weigh, communauté fondée par Jameela Jamil
- « Gros » n’est pas un gros mot, Daria Marx et Eva Perez-Bello, Flammarion, 2018
- Hunger : Une histoire de mon corps, Roxane Gay, Denoël, 2019