Puisque l’intime est politique, encore plus quand on est une femme, Cielle met à nu une partie de son histoire et de sa sexualité pour dénoncer le système cishétérosexuel et patriarcal qui apprend aux femmes à être désirables et à faire plaisir.

 

Deuxième Page lance son premier magazine papier, avec pour thème la colère ! On y parle de militantisme, d’histoire, de culture, de société, à travers des analyses, des tribunes, des critiques, des interviews, des chroniques ou encore de l’écriture créative. Tu peux te le procurer sur notre page Ulule. Pour accompagner notre financement participatif, nous publions sur notre webzine, et tout au long de la campagne, du contenu en lien avec la colère. Merci de nous soutenir !

 

[Note importante : ce texte aborde le sujet des violences sexuelles.]

Te souviens-tu de ces fois-là ?

Toutes ces fois où je n’ai pas osé refuser, où je me suis laissée faire, où j’ai accepté pour faire plaisir, où je me suis sentie forcée, où je n’avais pas envie de faire des histoires, où il m’a semblé que c’était un passage obligé, où je me suis convaincue moi-même, où j’ai tu ma douleur, où on ne m’a pas demandé mon avis, où je n’étais pas sûre, où j’ai continué sans envie, où j’ai eu envie de pleurer, où j’ai eu peur de perdre, où je me suis laissée entraîner, où j’ai fait semblant, où je n’ai pas su réagir, où j’ai haussé les épaules, où je ne me suis pas écoutée. Toutes ces fois où je n’ai pas dit non.

Toutes ces fois-là – des erreurs, des maladresses, des viols aussi – ne m’ont pas brisée.
Mais je les porte en moi comme autant de défaites.
Comme autant de raisons de ne plus me soumettre.
Et ma colère jamais ne cesse de gronder car le fracas de mes faiblesses résonne encore dans mon passé.

Toutes ces fois où je n’ai pas dit oui, avec sourire et enthousiasme, toutes ces fois où j’ai reculé, il y avait un homme en face. Pour qui c’était sans importance, que je le veuille ou non.

J’ai aujourd’hui encore du mal à en vouloir à qui que ce soit, car j’ai bien intégré qu’il y avait une supposée zone grise, que j’aurais sans doute dû être plus claire et moins craintive, que j’aurais dû parler et mettre des mots sur mon embarras.

Que j’aurais dû répondre honnêtement quand on me demandait si ça allait. Mais dire non, c’est sortir du rôle qu’on m’a donné, celui de m’offrir et de contenter.

Que j’aurais dû refuser sans honte ni hésitation. Mais refuser, c’est prendre le risque de perdre encore plus le contrôle, et de faire face à l’indifférence, la violence, sans pouvoir excuser.

Si je ne dis pas non et que tu continues, je peux essayer de croire que tu n’as pas vu dans mon regard et dans mes gestes ce qui se jouait en moi.

Si je dis non et que tu continues, tout devient conscient et impardonnable.

Alors, souvent j’ai choisi de me taire, j’ai serré les dents et ouvert les jambes, car après tout, ce n’est pas si grave.

Et c’est vrai que je ne me reconnais pas quand on parle de violences sexuelles. Parce que j’ai tout fait pour que ça ne m’arrive pas, j’ai tout accepté avant qu’on ne me l’impose. C’est une stratégie comme une autre, c’est ce que j’ai trouvé de mieux pour avancer dans l’hétérosexualité.

C’est le système que je dénonce, dans lequel on m’a fait croire que ma valeur reposait sur mon sexe, et que faire plaisir faisait partie de mon essence. J’ignore d’où viennent précisément ces fausses croyances, comment elles se sont incrustées dans mon crâne jusqu’à définir mes relations. La culture et la société tout entière ont fait du bon travail, pour me rendre à ce point femme fatale et femme-objet dès l’adolescence.

Je pourrais bien sûr préciser que c’est une infime part de mon expérience, et qu’il y a eu beaucoup de vrais oui et de consentement joyeux. Mais est-ce que cela suffit à effacer le reste, à le rendre moins important ou moins réel ? Est-ce que cela suffit à tirer un trait sur ce qui ne s’est pas déroulé comme cela aurait dû, sur toutes ces fois où mon corps m’est devenu étranger ?

Je pourrais bien sûr préciser que j’ai aussi aimé le sexe avec des inconnus, que je me suis mise moi-même dans des situations dangereuses, et que j’en suis sortie indemne et heureuse. Mais est-ce que cela justifie qu’on puisse me prendre contre mon gré et ne pas se soucier de mes propres envies ? Est-ce que cela justifie que mon corps devienne un terrain de jeux pour tous les autres ?

Peu importe ce que j’ai vécu et ressenti par ailleurs, peu importe ce que j’ai voulu un jour, je ne deviens pas une porte ouverte à tous vos fantasmes.

Car dans ce système où je me sens coupable de dire non, l’on voudrait aussi me faire regretter de dire oui. Je suis perdante dans tous les cas. Et pour éviter ces fois-là, j’aurais dû refuser explicitement, j’aurais dû ne pas me mettre dans cette situation, j’aurais dû ne pas envoyer de signaux, j’aurais dû ne pas avoir accepté la fois précédente, j’aurais dû, quoi que j’aie fait, faire autrement.

J’ai longtemps gardé mes œillères, préférant voir les choses d’une seule manière, et me dire que c’était une contrepartie nécessaire. Si je voulais être libre dans ma sexualité et assouvir toute ma curiosité, c’était normal et attendu que ces mésaventures arrivent. Elles faisaient partie du package, et je ne m’en souciais pas, en riant quand cela s’y prêtait et en gardant le silence quand c’était peut-être un peu trop difficile. Je n’avais pas d’échappatoire, je ne savais pas qu’il existait d’autres manières de vivre sa sexualité.

Et puis, le féminisme est entré dans ma vie, comme une révélation. Ce n’était finalement peut-être pas ma faute et peut-être pas normal. Et ce que je croyais désirer n’était peut-être qu’un leurre. Je me suis débarrassée de ce manteau d’injonctions qui pesait lourd sur mes épaules, j’ai analysé autrement mon passé, j’ai compris certains de mes comportements. Je n’ai pas remis en cause qui j’étais à l’époque, car cela n’avait pas de sens de vouloir modifier celle que j’avais été. J’ai simplement remis en perspective mes actes et mes discours. Je n’ai pas regretté non plus ce que j’avais fait, mais j’y ai appliqué le prisme du féminisme, pour révéler les zones d’ombre.

Alors, voilà. Je sais désormais que toutes ces fois-là n’auraient pas dû arriver, qu’elles resteront dans mon histoire pour me rappeler d’où je viens, qu’elles me serviront d’alarmes au besoin. J’ignore si ces fois-là sont dans la mémoire des hommes concernés, j’ignore s’ils savaient ce qu’ils faisaient de mal. Je n’irai pas leur raconter, je ne tiens pas à les instruire. Ce que je veux aujourd’hui, c’est déconstruire brique après brique ce système cishétérosexuel et patriarcal, où les femmes et les hommes ont un rôle à remplir, et où les unes sont aux services des autres. Aujourd’hui, je veux être au service de moi-même.

 


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