Dans son travail, l’artiste peintre, dessinatrice et sculptrice d’origine irakienne conte les souffrances qu’elle a subies. La multiplicité des techniques qu’elle utilise lui permet d’ancrer ses propres souvenirs et de mettre en lumière la violence de l’exil et le pouvoir des corps. L’art de Hayv Kahraman est intimement lié à sa propre histoire, et devient un lieu de résistance nécessaire et salvateur.
Pour comprendre la portée du travail de Hayv Kahraman, il est crucial de connaître son histoire. Elle naît en 1981, à Bagdad, au début de la guerre Iran-Irak. Son père est professeur d’anglais à l’université, et sa mère documentaliste pour les Nations unies. « J’ai grandi au cœur d’un Bagdad laïque, où mes parents organisaient des soirées, réunissant des musicien-ne-s et des artistes, raconte-t-elle. Je m’asseyais dans la pièce voisine avec mon papier et mon pinceau, peignant des couleurs par coups rapides. Et de temps en temps, l’un-e des artistes venait dans la pièce me donner une mini-critique et me couvrir de louanges. » Pourtant, cette période ne dure pas. Car si sa naissance coïncide avec les débuts d’une guerre destructrice, son enfance est en outre marquée par la première guerre du Golfe. « Je regardais par la fenêtre de ma chambre et je voyais une pluie de bombes aériennes, se souvient-elle. Elles ressemblaient à des feux d’artifice. »
Face à la situation qui ne cesse de s’aggraver, sa famille décide de fuir clandestinement l’Irak avec de faux passeports pour se réfugier à Umeå, en Suède. Hayv a 11 ans. Interrogée sur les conséquences de cet exil sur son enfance et son travail, elle explique : « [Mon éducation artistique] s’est épanouie. Au collège, j’avais un professeur d’art, et il a pris le rôle de mentor. C’était un artiste fou (et un fermier !) qui m’a encouragée à voir les choses en grand et à croire en moi. Au début de mon adolescence, dans un contexte où j’étais clairement identifiée comme “l’autre” – car littéralement, tout le monde autour de moi était grand et blond –, ressentir que j’étais douée pour quelque chose était un atout précieux. Et il était plus acceptable d’être “différent-e” si tu étais un-e artiste. »
Pour ses études supérieures, la jeune fille se rend à Florence, en Italie. Elle y étudie le design graphique durant quatre ans. C’est à cette époque qu’elle rencontre un Américain, qu’elle décide de suivre en Arizona. Aujourd’hui séparée de cet homme, elle vit et travaille toujours aux États-Unis, mais en Californie, à Los Angeles.
Sur les chemins de l’exil et de la mémoire
L’art de Hayv Kahraman est imprégnée par son histoire. Ses tableaux retracent les fragments de sa mémoire pour ne pas faire sombrer ses souvenirs sur le chemin de l’exil. Chacune de ses œuvres est une étape de son odyssée. Elle y raconte les violences de la guerre, celles faites aux femmes, l’exil forcé, les souffrances traumatiques, l’assimilation culturelle.
La peinture lui permet de créer des connexions avec son pays natal, et de se rattacher à ses origines et à son histoire personnelle. En utilisant du lin dans ses tableaux, elle fait un clin d’œil au mahaffa de son enfance, cet éventail irakien tissé à l’aide de frondes de palmiers. En ayant transporté un tout au long de son voyage vers l’Europe, elle le qualifie d’« objet nomade », comme elle. C’est le symbole de ce qui n’existe plus désormais, une relique qui raconte des récits trop souvent oubliés. L’art de Kahraman est l’incarnation de sa métamorphose au fil des années qu’elle a passées à vivre dans différents lieux. L’exil représente pour elle une rupture dans son identité et sépare le soi et le moi du présent. Cependant, en intégrant le lin à ses œuvres, l’artiste parvient à figer ce passé révolu pour le rendre éternel. Aujourd’hui, le mahaffa de sa famille réside dans le « coin irakien » de son foyer en Suède, comme le symbole de leur survie.
On retrouve en outre de la calligraphie dans son art. Alors qu’elle ne sait plus parler sa langue maternelle à cause du trauma de l’exil, elle précise qu’utiliser cette technique est un moyen pour elle de reprendre possession de son histoire et de renouer avec sa langue pour ne plus jamais l’oublier. Son expression est un long cheminement vers la réappropriation de son identité. Ainsi, il est important pour elle de créer une peinture concrète, qui matérialise son rapport aux choses du passé.
Briser le silence des violences subies par les femmes
Hayv Kahraman emprunte également les pratiques d’autres cultures, comme celles de la Renaissance italienne, de l’ukiyo ou des miniatures persanes. Ses œuvres lui ressemblent : elles sont hybrides. L’utilisation d’autres styles lui permet aussi de déconstruire les représentations idéalisées de la féminité ainsi que celles, orientalistes, qu’elle a dû étudier lorsqu’elle était en Italie.
Dans ses travaux, les femmes ont le pouvoir sur leur propre corps, même celui de le détruire. Leurs contorsions montrent la liberté totale de leurs mouvements. Leur chevelure, noire et souvent proéminente, est mise à l’honneur, alors que leurs corps se déforment, se touchent et se tordent, comme pour révéler leurs cicatrices et les traumatismes ancrés en elles à jamais. Parmi ces marques, nombreuses sont celles qui représentent des violences physiques et sexuelles, Hayv Kahraman en ayant elle-même subi et en ayant été la témoin en Irak. Les femmes présentes dans ses œuvres recourent à des actes brutaux, telle la pendaison ou la mutilation, comme si, d’une certaine manière, elles étaient devenues insensibles à la douleur. On peut ainsi y voir le symbole de leur impuissance face à un système oppressif qui les place dans une situation de vulnérabilité, mais également toute leur force. Cette armée de combattantes n’a peur de rien.
La démarche de Hayv Kahraman est celle d’une émancipation totale : « Si vous êtes privé-e de tous vos droits juridiques, si vous n’êtes pas autorisé-e à parler, si vous n’êtes pas considéré-e comme suffisamment humain-e, que vous reste-t-il ? interroge-t-elle. Votre corps. Votre corps est la seule chose sur laquelle vous avez le contrôle, et cela pourrait être un lieu de résistance. Votre corps peut devenir une voix pour s’élever contre ces structures systémiques de pouvoir qui vous maintiennent vers le bas. Et je pense que c’est le cœur de ce que j’essaie de faire ici. »