Lucie raconte la mémoire de son corps, qui a connu le cancer, et le souvenir du combat dans sa chair, dont elle portera la trace à jamais. Elle partage sa douloureuse rémission, sa vie façonnée par la maladie et sa difficulté à composer avec les problématiques sanitaires liées au Covid-19. 

 

Chaque mois de juillet, la même mémoire du corps s’active : fatigue, anxiété et tristesse accrues, parfois semblant sortir de nulle part. Je n’étais donc pas surprise de me sentir un peu glisser à cette période, d’autant que je n’avais pas eu de vraies vacances depuis un an. Et souffler quelques jours chez moi en plein confinement en anticipant mes prochaines commandes en freelance, j’ai connu plus reposant. En juillet, le souvenir de ma leucémie revient inonder mon sang, mon cœur. Il y a ces minutes à chercher le sommeil dans mon lit, à irriguer les petites et grandes emmerdes du moment. Elle ne me bouffe pas comme un flash traumatique, mais elle est bien là, « des veines étendues de tous côtés, de même que le crabe a des pieds ». Bon anniversaire le cancer, ça fait trente ans.

Ça fait un certain temps que je me promets d’explorer cet événement qui a façonné ma vie, au nom des enfants survivant-e-s devenu-e-s adultes avec plus ou moins de séquelles, celles et ceux que je connais, celles et ceux que je n’ai pas encore rencontré-e-s. Des enfants qui n’ont pas eu l’opportunité de devenir des adultes à cause du cancer. J’en parle déjà régulièrement à l’occasion, sans réelle difficulté, ce n’est pas un tabou du tout. Mais prendre le temps de retracer les premiers symptômes, les mois enfermée à l’hôpital loin de ma famille, l’apparition de la claustrophobie, de l’anxiété quotidienne et de ma détestation des clowns, ou encore l’apprentissage du regard pesant des autres sur mon crâne duveteux, sans oublier les difficultés matérielles de mes parents, tout ceci est un véritable chantier pour lequel je n’ai pas encore aménagé l’énergie nécessaire. Parce que ça me coûte toujours, et que je sais que même si je fais preuve de l’indispensable distance pour étudier la chose, je ne m’en détacherai jamais totalement, « parce qu’on a des données contradictoires quant à la durée du suivi », et que donc le médecin veut me revoir à vie. Plus malade, mais toujours examinée.

Je suis toute petite, allongée sur une table d’opération. Trois ou quatre silhouettes immenses me surplombent, en contre-jour de l’écrasante lumière blanche braquée sur moi. Je ne peux ni bouger ni parler, je ne sais pas si elles me parlent, mais je les entends dans ma tête. Et puis l’odeur de gaz et de caoutchouc collée sur mon visage. C’est mon tout premier souvenir. Contrairement aux apparences, ça n’a rien à voir avec une rencontre rapprochée du quatrième type (du moins officiellement) (je fais planer un léger doute pour rester dans l’ambiance). Je vous jure que je n’ai rien inventé. Quoi qu’il soit arrivé, j’espère juste ne plus jamais revivre cette scène, et la revoir de moins en moins souvent quand j’essaie de dormir.

Je ne suis plus malade depuis des années, j’ai eu la chance de guérir vite et bien. Mais il y a la mémoire du corps, et il y a celle qui, face à l’actualité sanitaire, rappelle que même si je ne fais pas partie des populations les plus à risque face au Covid-19, il me faut quand même faire très attention. Mon cœur est sous surveillance à cause de la chimiothérapie potentiellement nécrosante, l’un de mes reins a abdiqué il y a quelque temps – rien à voir avec le cancer, mon organisme est juste comme une gueule de Monsieur Patate montée par une personne ivre aux yeux bandés. Ne plus être malade ne signifie pas forcément être guérie de tout. Je ne veux pas me retrouver encore immobilisée par les silhouettes immenses et la forte lumière blanche. Du coup, je fais au mieux pour gérer tout ça dans mes gestes du quotidien et dans ma tête.

Ça faisait un certain temps que je voulais écrire sur mon cancer et son univers. C’est peut-être beaucoup à digérer pour certain-e-s, mais en réalité, ce n’est que l’esquisse d’une expérience. Je sais que personne n’aime entendre parler de maladie, de mort ou d’enfant hospitalisé-e à coup de cent jours de traitement chargé. Mais il s’agit bien d’une réalité. Je ne suis pas seule dans ce cas, et lorsque l’on partage nos vécus, on se cogne souvent contre certaines incompréhensions de la part de personnes n’ayant pas vécu ou accompagné une expérience similaire. Le reste du temps, on doit faire face à une compassion toxique (ce qui ne vous tue pas ne vous rend pas plus fort-e, et vous envoie surtout une année de plus en thérapie). Alors, je voulais partager cette expérience, pour moi et pour d’autres, pour défaire certaines préconceptions et, surtout, avancer.

 

Œuvres et lieux cités :

  • Hippocrate, cité dans Le Livre de la chirurgie de Paul d’Égine.
  • « Wicked Game », Lingua Ignota, 2020.
  • Dirty John: The Betty Broderick Story, série créée par Alexandra Cunningham, 2020.
  • Devour, Pharmakon, 2019.
  • « Duane Barry » (S02E05), X-Files : Aux frontières du réel, série créée par Chris Carter, 1993-2002.
  • Hôpital pour enfants de Nantes, été-automne 1990.

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