Très masculin – voire trop –, l’univers du cinéma d’animation compte tout de même des femmes. Encore peu nombreuses, elles sont pourtant bel et bien là, aux commandes de logiciels et à la création de nouvelles pépites. L’Américaine Lauren Morrison en fait partie. Animatrice talentueuse, ses œuvres sont plus que de belles images assemblées, ce sont des contes visuels destinés à plaire, et surtout instruire.
Dans les bagages de la jeune Lauren Morrison, beaucoup d’expériences. Détentrice d’un Bachelor of Fine Arts en peinture et sculpture, obtenu à l’université de Wisconsin-Madison, ainsi que d’un Master of Fine Arts en animation expérimentale, diplôme du prestigieux California Institute of the Arts, elle a déjà réalisé cinq courts-métrages. Parmi eux : The Birdhouse (2012), Water From Stone (2013) – dont trois scènes ont été spécialement créées pour Suburban Memoir (2015), un drame de 15 minutes produit par James Franco –, et Viscera (2014), qui a remporté trois prix au Los Angeles New Wave International Film Festival en 2015. Elle a en outre travaillé en tant qu’animatrice et modélisatrice 3D sur des longs-métrages tels que Le Petit Prince (2015) et Anomalisa (2016), et comme peintre pour le téléfilm Elf: Buddy’s Musical Christmas (2014), par exemple. En 2015, elle rejoint le cocréateur de Robot Chicken, Matthew Senreich, ainsi que l’acteur et scénariste Zeb Wells aux Stoopid Buddy Studio et devient visual effects artist pour la série animée SuperMansion – poste qu’elle avait déjà occupé pour Villisca, un film d’horreur qui n’a pas encore de date de sortie française.
Aujourd’hui installée à San Francisco, Lauren Morrison donne régulièrement des cours au Ex’pression College for Digital Arts, à Emeryville, une petite ville proche de la Silicon Valley. Elle enseigne à ses étudiant-e-s les bases de son métier, mais les invite également à réfléchir aux messages qui transpireront de leur films, à penser différemment et à prendre du recul sur ce qui défile devant leurs yeux.
Le septième art est un monde fabuleux. Alors, bien sûr, la presse préfère s’attarder sur la quinzième adaptation de Spiderman ou sur les frasques des super-stars hollywoodiennes. Le fossé qui sépare la création indépendante et celle des grands studios ne date pas d’aujourd’hui, et s’il semble bien ambitieux de vouloir réformer cette machinerie monstre d’un seul coup, certain-e-s, comme Lauren Morrison, y œuvrent infatigablement.
Le changement apparaît là où personne ne regarde. C’est-à-dire au cœur des productions indé qui, demain, viendront s’afficher sur les écrans géants de quelques salles obscures (et ceux, plus petits, des téléphones). Car oui, nous vivons une époque de transformations. Du whitewashing à l’écart salarial entre les femmes et les hommes, en passant par la visibilité et l’embauche d’actrices et d’acteurs qui ne se conforment pas aux demandes normatives des directrices et directeurs de casting, les injustices et les inégalités dans le cinéma hollywoodien sont désormais plus facilement critiquées. Le chemin est encore long, mais pas infini. Afin d’aider celles et ceux à l’initiative de ce progrès, il est important que les médias diffusent régulièrement leur message. Et c’est pour cela que Deuxième Page est allé à la rencontre de la cinéaste Lauren Morrison.
Le féminisme, c’est quoi pour toi ?
Le féminisme, c’est l’égalité. C’est demander une représentation égalitaire dans les gouvernements, les médias et les entreprises. Je travaille dans le milieu de l’animation, et dans ce domaine, les femmes sont tristement sous-représentées, que ce soit devant ou derrière la caméra. Je dois travailler plus dur que mes collègues masculins afin de prouver mes compétences, et c’est fatigant. On accorde aux hommes le bénéfice du doute quand cela concerne leurs compétences et leurs résultats, alors que l’on présuppose toujours que les femmes sont incompétentes, jusqu’à ce qu’elles prouvent le contraire.
Cette inégalité se retrouve à l’écran et a des répercussions considérables culturellement. J’ai lu des études sur la psychologie comportementale des enfants qui expliquent que plus les enfants regardent la télévision, plus ils deviennent sexistes. Et c’est l’une des conséquences directes de ce que l’on produit dans le milieu de l’animation : les hommes créent des séries et des films pour les hommes, dans lesquels les personnages masculins sont plus nombreux que les féminins – le ratio est en moyenne de 4 pour 1. Les premiers ont des boulots intéressants, font des choses importantes pour l’intrigue, alors que les protagonistes féminines sont de simples objets qui, dans le meilleur des cas, servent à faire avancer l’histoire, mais surtout sont utilisés pour mettre en valeur les héros masculins.
Beaucoup de gens semblent avoir un problème avec le féminisme car ils pensent que c’est l’expression d’un désamour pour les hommes. Mais cela n’a rien à voir avec ça. Le féminisme, c’est se battre contre le « deux poids, deux mesures » qui dépossède 50 % de la population de tout pouvoir.
Quelle fut ta rencontre avec le féminisme ?
Il y en a eu plusieurs. Mes premières rencontres ont été les conversations que mes parents avaient avec moi lorsque j’étais très jeune. Ils m’expliquaient que je pouvais être qui je voulais en grandissant, indépendamment des rôles étroits socialement définis pour les femmes qui sont dépeints dans les livres et à la télévision.
Bébé, j’allais à la crèche afin que mes deux parents puissent poursuivre leur carrière. Ma mère a fini par accéder au poste de cheffe du département d’informatique de l’université de Wisconsin-Eau Claire. Récemment, elle m’a dit qu’elle s’était toujours sentie coupable de m’avoir mise en garderie si petite, comme si cela aurait dû être sa responsabilité de rester à la maison avec moi, plutôt que celle, conjointe, de mes deux parents. Je lui ai répondu que l’exemple qu’elle m’avait donné était bien plus précieux et qu’elle avait toujours été une source d’inspiration pour ma propre carrière.
Quelles sont tes actions au quotidien pour lutter contre les inégalités ?
J’évite les contenus médiatiques qui ne passent pas le test de Bechdel. Il consiste à se demander les trois choses suivantes : y a-t-il au moins deux personnages féminins dont on connaît le nom ? Parlent-elles ensemble ? Et si oui, est-ce d’autre chose que d’un homme ? Seulement la moitié environ passe cette série de questions positivement.
Je sais que beaucoup de mes étudiant-e-s deviendront des figures majeures de l’industrie de l’animation. J’ai des conversations avec eux au sujet de la représentation des genres dans les médias, et j’espère que cela les aidera à prendre des décisions consciencieuses dans leur carrière. En ce moment, j’aide à la refonte du programme de l’université, et j’ai fait en sorte que des discussions sur la race et le genre soient planifiées dans de nombreux cours.
Quel est le livre indispensable que tu prendrais avec toi sur une île déserte ?
Quelque chose de long et dense, comme Anna Karénine, de Léon Tolstoï. J’adore la littérature russe, mais je perds toujours patience à un moment donné et j’abandonne à la moitié. Si c’était la seule distraction à ma disposition, je pense que je pourrais le finir.
Être une femme au XXIe siècle, c’est comment ?
Il n’y a jamais eu de meilleure époque dans l’histoire pour être une femme, je suis contente de ne pas avoir eu à affronter les mêmes problèmes que ma mère et mes grands-mères. Néanmoins, aujourd’hui, beaucoup de gens pensent que l’inégalité n’existe plus, et c’est un gros problème. Donc les forcer à reconnaître le disempowerment causé par le sexisme ordinaire, celui que l’on ne voit pas, est un obstacle. À chaque fois que j’entends une jeune fille ou une femme dire qu’elle n’est pas féministe, j’ai envie de la prendre par les épaules et de la secouer. Ce genre de discours découle d’une conception erronée du féminisme. Qui préférerait être estimée pour ses caractéristiques physiques et facteurs biologiques plutôt que pour ses mérites ?
Certain-e-s se posent parfois cette question : « Si je pouvais revenir à n’importe quelle décennie, laquelle choisirais-je ? » De mon côté, je répondrais sans aucun doute que je ne veux pas en changer. Cela étant, j’aimerais aussi en sauter quelques-unes pour que les personnes finissent de travailler sur leurs préjugés liés au genre et éviter de m’en préoccuper.
Tu peux suivre l’actualité de Lauren Morrison sur Facebook, Vimeo ou son site officiel ! Ses deux premiers courts-métrages, réalisés à l’université de Wisconsin-Madison, sont visibles en ligne.
Un Tumblr dénonçant le sexisme dans le monde de l’animation a récemment été créé, n’hésite pas à aller y faire un tour !
Image de une : © DR